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Isabelle Lafrenière : Le plaisir de soutenir la relève

L’OTTIAQ est en quête d’une nouvelle génération de traducteurs. Pour ce faire, l'Ordre a ouvert le programme de mentorat aux étudiants, sous diverses formes et gratuitement. Les demandes vont certainement affluer, mais les mentors se font rares. Et pourtant, selon celles et ceux qui s’y prêtent depuis plusieurs années, l’exercice est vraiment enrichissant. Dans cet entretien, Isabelle Lafrenière, traductrice chevronnée et chargée de cours au programme en ligne de traduction à l’Université du Québec à Trois-Rivières, partage son expérience, en espérant convaincre celles et ceux qui hésitent à se lancer dans cette belle aventure.

Propos recueillis par Danielle Jazzar, traductrice agréée


Circuit 
: Quel parcours peut mener une traductrice à devenir mentore, quelles sont les motivations?

Isabelle Lafrenière : J’ai fait mon bac en traduction à l’Université du Québec à Trois-Rivières. Quand je l’ai fini, je n’étais pas tout à fait certaine de vouloir faire de la traduction. C’est qu’à l’époque, la région comptait très peu d’employeurs – il y avait un seul cabinet de traduction – et on nous laissait entendre que les bons postes se trouvaient à Ottawa. Les options étaient peu nombreuses; c’était décourageant.

J’ai donc travaillé pendant quelques années dans un atelier d’usinage, en assurance qualité, où j’ai découvert le monde technique, la mécanique, etc. Cela m’a amenée à faire de la rédaction technique, donc à faire un lien entre le domaine technique et la langue… je me suis ainsi rapprochée de mon domaine d’études. Par la suite, j’ai obtenu un poste de traductrice, puis de réviseure dans une entreprise de téléphonie. Quand cette entreprise a déplacé ses bureaux au centre-ville de Montréal, il m’était impossible d’y aller. C’était le coup de pied qu’il me fallait pour commencer à travailler à la pige, ce que j’ai fait pendant treize ans.

Au départ, j’avais peur de m’ennuyer et de manquer de contact social, particulièrement avec des collègues. J’avais déjà suivi la formation de l’OTTIAQ pour devenir mentore dans le volet « en entreprise ». Mon entrée dans le monde de la pige m’a permis d’être également mentore dans le volet « travail autonome ».  Depuis mon premier mandat de mentorat, en 2007, j’ai parrainé neuf personnes.

C. : En quoi consiste la formation de l’OTTIAQ pour les mentors?

I. L. : Si je me souviens bien, l’Ordre donnait à l’époque une formation d’une journée pour nous présenter le programme de mentorat, les tâches du mentor, les formulaires à remplir pour faire le suivi chaque mois. En gros, il s’agit de recevoir chaque mois 5000 mots qui ont été traduits par la personne mentorée, puis de ces 5000 mots, on choisit un échantillon de 1000 mots qu’on révise. Au début, on cerne les lacunes dans les traductions et divers problèmes qu’éprouve la personne mentorée, et on lui donne des outils pour s’améliorer. On lui fait part de nos commentaires et de nos observations, et d’un mois à l’autre, on suit son évolution. Il faut qu’il y ait une amélioration durant les six mois du mentorat. On ne s’attend bien sûr pas à ce qu’une personne qui débute produise un texte d’une aussi grande qualité que quelqu’un qui traduit depuis 30 ans, il faut savoir faire la part des choses. En ce qui me concerne, il ne m’est jamais arrivé de ne pas recommander la personne que je mentorais pour l’agrément. Chaque fois, c’était une personne vraiment sérieuse et qui travaillait bien.

C. : Quel est le profil du mentor idéal?

I. L. : Je pense qu’il faut savoir être à l’écoute et se rendre disponible, parce que souvent, même après la période officielle de mentorat, on reçoit des questions portant par exemple sur des détails du travail au quotidien, sur la facturation, sur des cas particuliers ou sur la façon d’évaluer le mandat quand un client demande une soumission. Beaucoup de personnes mentorées aiment bien pouvoir communiquer avec leur mentore après la fin du programme pour lui demander conseil. Cela m’est arrivé quelques fois, ça m’a toujours fait un grand plaisir de les aider; ce sont le plus souvent des choses qui ne demandent pas beaucoup de temps ni de grosses recherches.

C. : Combien d’années de métier faut-il pour devenir mentor?
I. L. : C’est difficile de définir le nombre d’années de métier qu’il faut. Pour ma part, je faisais déjà de la révision en entreprise quand j’ai décidé de suivre le programme pour devenir mentore. Je considère donc qu’il faut avoir atteint le statut de réviseure et avoir une bonne expérience de la révision, parce que quand on commence à réviser, on peut être porté à vouloir transformer la traduction des autres en notre propre traduction. Il est parfois difficile de faire la part des choses entre « est-ce que c’est bien écrit » ou « moi je ne l’aurais pas écrit comme ça ». Avec l’expérience, on arrive à se détacher du texte et à se mettre dans la peau du lecteur final. Il faut aussi savoir justifier nos interventions et donner les outils qu’il faut. Pour un problème grammatical, par exemple, je vais chercher la règle dans la Banque de dépannage linguistique pour dissiper tout doute. Cela nous force à rester à jour, surtout que certaines règles changent. On pourrait illustrer ça avec les rectifications de l’orthographe : même si on ne les adopte pas soi-même, on ne peut pas pénaliser ce que personnellement on considère comme des fautes mais qui n’en sont pas, parce que c’est accepté dans le cadre de la réforme de l’orthographe. Surtout qu’il y a toutes sortes de rumeurs; il faut vraiment tout vérifier.

C. : Quel est le profil de la relève, quel est le portrait du mentoré-type au fil des années?

I. L. : J’ai eu un échantillonnage très varié allant de jeunes sortant du bac à des personnes plus âgées qui changeaient de carrière, mais j’ai eu surtout des cas de réorientation de carrière. Ce que je peux dire, c’est que tous étaient très motivés et travaillaient vraiment bien. À l’époque le mentorat coûtait cher, donc les gens qui s’y inscrivaient étaient vraiment motivés. Aujourd’hui, pour faciliter le processus d’agrément, l’OTTIAQ a instauré le mentorat gratuit. On est 5000 à 6000 traducteurs au Québec, il faut encourager les traducteurs professionnels à obtenir l’agrément. Et en plus du mentorat classique, l’OTTIAQ a conclu une entente avec les universités du Québec pour intégrer le programme de mentorat, qui sera échelonné sur six mois et qui va donner des crédits.

C. : Est-ce qu’il y a une bonne relève qui s’en vient?

I. L. : En tout cas, il y a beaucoup d’inscriptions au programme de traduction de l’UQTR, où je suis chargée de cours en ligne. Par l’intermédiaire du forum interne du cours, qui fait office de salle de classe, je constate qu’il y a vraiment des étudiants de grande qualité. Je pense que plusieurs feront d’excellents traducteurs. Mais ce n’est pas le cas de tous, certains ayant de grandes difficultés en français. Il y a notamment des gens pour qui le français n’est pas la langue maternelle, donc en partant c’est très difficile de devenir un excellent traducteur vers cette langue. Le français n’est pas facile à apprendre comme langue seconde, ou comme troisième langue dans certains cas.

En général, je dirais qu’il y a une relève. Je ne peux toutefois pas affirmer que cela sera suffisant, parce que la moyenne d’âge est élevée chez les traducteurs; il va y avoir beaucoup de départs à la retraite dans les prochaines années. Mais en même temps, le marché change avec l’arrivée d’outils de plus en plus performants, c’est vraiment une profession en mutation.

C. : Justement ces outils, quelle place ont-ils dans le mentorat? Est-ce que le mentor demande aux mentorés d’expliquer leur processus de traduction?

I. L. : Quant au processus de traduction, comme enseignante, je dis à mes étudiants qu’ils doivent apprendre le mécanisme de la traduction sans l’aide de DeepL ou de Google Translate, parce qu’avec ces outils, on n’apprend pas à traduire. Je les utilise dans mes cours, par exemple lors d’un exercice où je demande aux étudiants de trouver les problèmes de traduction dans un paragraphe traduit par ces logiciels en ligne, justement pour les sensibiliser aux limites de ces outils-là. À terme, les étudiants doivent être en mesure de juger de la qualité du produit. Il est vrai qu’aujourd’hui, des outils comme DeepL peuvent donner des résultats impressionnants, mais un nouveau traducteur doit comprendre que l’outil ne peut pas réfléchir au contexte.

Ce sont plus les étudiants que les personnes mentorées pour l’OTTIAQ qui ont tendance à utiliser ces outils. Il faut dire qu’au début de mes années de mentorat, ces outils étaient si mauvais que personne n’avait envie de les utiliser. Mais il ne faut pas confondre DeepL et Google Translate avec les outils d’aide à la traduction, comme les mémoires Trados, Logiterm, et autres. Dans le cadre du mentorat, on en parle un peu, mais on ne va pas dans le détail. Je réponds aux questions des personnes que je mentore, mais le programme n’est pas conçu pour qu’on étudie le tout en profondeur. Je ne peux parler que des outils que j’utilise et que je connais; je peux leur dire comment ils fonctionnent, leur faire part de mon expérience.

C. : Quel conseil donner à une traductrice ou un traducteur qui sort de l’université?

I. L. : Je lui conseillerais tout d’abord d’essayer de travailler dans un milieu encadré pour commencer, idéalement en entreprise, avec une équipe et des collègues avec qui on peut discuter. Dans certains cas, rien que le fait de dire qu’on est bloqué sur telle ou telle phrase ou le fait de poser une question débloque une situation qui au départ paraissait insurmontable. Tout seul, on peut tourner en rond longtemps, surtout au début, quand on n’a pas encore développé tous ses réflexes.

Je lui conseillerais de ne pas se lancer à la pige tout de suite. Si toutefois elle ou il décide de le faire quand même, il lui faudra se payer « le luxe » de se faire réviser, au moins les premières années et facturer un tarif raisonnable pour ce faire, sans se dire : « je débute, donc je facture moins, et quand j’aurai acquis de l’expérience, je facturerai plus ». Pratiquer de bas tarifs est la chose à ne pas faire : on produit un texte de qualité ou on n’en produit pas. Pour avoir un texte de qualité, il vaut vraiment la peine de se payer une révision pour se faire un nom. On se fait connaître, les gens sont satisfaits de nos services, puis ils nous recommandent à leurs collègues, à leur réseau professionnel. C’est ainsi qu’on se bâtit une clientèle.

Aujourd’hui, la qualité c’est vraiment primordial. Le rôle du traducteur va bien au-delà du transfert linguistique. C’est aussi l’établissement d’un lien de confiance avec la clientèle, le service-conseil.

C. : Faut-il encourager les traducteurs chevronnés à devenir mentors?

I. L. : Oui! C’est une belle expérience, c’est enrichissant. On ne fait pas que donner, on reçoit aussi. L’influence va dans les deux sens. Les personnes mentorées ont parfois un niveau d’études ou de maturité d’écriture qui dépasse le nôtre. Elles peuvent même nous donner des conseils dans notre domaine; leur écriture, parfois vraiment très belle, peut être une source d’inspiration; il nous arrive de nous écarter un peu de la traduction et d’avoir des discussions vraiment constructives pour la mentore. L’aide est mutuelle.

J’inviterais donc les traducteurs chevronnés à se prêter au jeu du mentorat et à mettre leur expertise au service de la relève parce qu’on en a besoin à l’OTTIAQ. Je sais qu’il y a beaucoup de mentorés à jumeler avec des mentors, et c’est difficile de trouver des gens disponibles. C’est une belle expérience, et ce n’est pas tellement prenant. Mille mots à réviser par mois, ce n’est pas beaucoup. Il y a un petit formulaire à remplir chaque mois, avec des points précis qu’on doit passer en revue. Pour ce qui est du mentorat en travail autonome, on aborde la gestion de l’entreprise, la gestion des dossiers et la facturation, dimensions importantes du travail à la pige. C’est une expérience vraiment enrichissante pour nous et pour la relève, et très intéressante pour l’avenir de la profession.


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