Une réelle bataille a été menée dans les deux dernières années – par l’Association canadienne des juristes-traducteurs appuyée par l’OTTIAQ, le Barreau du Québec et l’Ordre des comptables professionnels agréés du Québec – contre une proposition de l’Autorité des marchés financiers du Québec concernant la traduction des prospectus d’émission de valeurs mobilières. Me Louis Fortier, au front, a mené cette bataille d’un bout à l’autre, jusqu’à la décision récente du gouvernement du Québec. Voici, par le principal intéressé, le récit de cette saga.
Adopté en 1983, soit sept ans après la Charte de la langue française, l'article 40.1 de la Loi sur les valeurs mobilières du Québec (art. 40.1 LVMQ) dispose : « Les divers types de prospectus, [...] ainsi que tout document dont l'intégration par renvoi est prévu par règlement sont établis en français ou en français et en anglais. »
Au mois de novembre 2011, l’Association canadienne des juristes-traducteurs (ACJT) apprenait que l'intimidante Autorité des marchés financiers (AMF), sur la recommandation de son comité consultatif juridique (CCJ), songeait à proposer une modification à la réglementation afin de permettre le dépôt de prospectus en anglais accompagnés d'un résumé en français, plutôt que d'une traduction intégrale de l'anglais vers le français, comme le prévoit la LVMQ. L'AMF disait avoir constaté, depuis 2008, une baisse marquée des placements effectués au Québec par des émetteurs de l'extérieur du Québec. Selon elle, cette baisse était essentiellement due aux exigences linguistiques de l'art. 40.1 LVMQ. L'AMF affirmait aussi que, pour la période de 2009 à 2011, une moyenne de 54 % des placements canadiens « excluaient » le Québec. Elle omettait toutefois de mentionner qu'à ce pourcentage en nombre correspondait un autre : le pourcentage en valeur, qui lui n'était que de 8 %. Reprenant ces mêmes chiffres, l'ACJT a pu établir qu'en moyenne 46 % des placements canadiens « incluaient » le Québec, lequel pourcentage correspond à 92 % de la valeur de ces placements.
L'AMF accusait aussi directement les traducteurs juridiques dont les honoraires exorbitants auraient décuplé voire explosé au cours des dernières années. Pourtant, l'ACJT et l’Ordre des traducteurs, terminologues et interprètes agréés du Québec (OTTIAQ) ont toutes deux constaté l'existence d'une saine concurrence sur le marché de la traduction en général et même de pressions à la baisse sur les prix. Se pourrait-il que certains intermédiaires, et non les traducteurs juridiques, gonflent les prix ?
L'AMF affirmait que, de toute manière, en vertu d'une directive de l'Union européenne, la France appliquait déjà le modèle proposé de résumés.
À cet argument, l'ACJT a répondu qu'au sein de l'Union européenne, la France ne se trouve pas dans la même situation de concurrence linguistique et culturelle que le Québec en Amérique du Nord.
En décembre 2011, insatisfaite des explications du surintendant des marchés de valeurs de l'AMF (aujourd'hui président-directeur général) et du président du CCJ (maintenant surintendant des marchés de valeurs), l'ACJT a écrit au ministre québécois des Finances, Raymond Bachand, pour lui faire par de ses inquiétudes. M. Bachand a confié le dossier au ministre délégué aux Finances, Alain Paquet.
Plusieurs autres organismes et associations ont appuyé l'ACJT dans ses démarches, notamment l’OTTIAQ, l'Association des conseils en gestion linguistique (ACGL), l'Association des travailleurs autonomes et des micro-entreprises en services linguistiques (ATAMESL), l’Association de l'industrie de la langue (AILIA) et le Mouvement d'éducation et de défense des actionnaires (MÉDAC).
Pour Madame ou Monsieur Tout-le-Monde, la langue des prospectus est un sujet abstrait peu susceptible de susciter la mobilisation. Personne
ne descend dans la rue pour réclamer des prospectus en français. La faible couverture de ce sujet par les médias écrits et électroniques en décembre 2011 a vite été enterrée par les réactions épidermiques à l'ahurissante nouvelle de la nomination d'un entraîneur unilingue anglophone chez les Canadiens de Montréal...
Dès le 24 janvier 2012 pourtant, le ministre délégué aux Finances écrivait à l'ACJT que « le gouvernement du Québec n’a pas l’intention de modifier les exigences linguistiques concernant le prospectus. Il est clair pour nous que les investisseurs québécois doivent avoir accès, en français, à l’information que les entreprises qui font un appel public à l’épargne au Québec doivent produire. »
Le 7 mars 2012, une rencontre a eu lieu à Montréal entre, d'une part, le ministre délégué aux Finances et des membres du personnel de son cabinet et, d'autre part, des représentants de l'OTTIAQ, du Barreau du Québec et de l'Ordre des comptables agrées du Québec ainsi que le président de l'ACJT. Cette rencontre visait à souligner au ministre délégué aux Finances l'importance de la protection du public et à l'informer des activités de l'industrie langagière à Montréal et au Québec. Elle devait être suivie d'une réunion entre les mêmes participants et des représentants de l'AMF ainsi que des courtiers en valeurs mobilières, ce qui n’a jamais eu lieu en raison des événements du printemps puis d'élections provinciales aboutissant à un changement de gouvernement.
Au printemps 2013, l'ACJT s'est aperçue que, dans le cadre des audiences publiques sur le projet de loi 14 visant à renforcer la Charte de la langue française, le président et un conseiller stratégique d'un cabinet d'avocats national avaient déposé un mémoire et présenté un exposé devant la Commission de la culture et de l'éducation de l'Assemblée nationale du Québec, non pas pour commenter la loi en vigueur ou le projet de loi, mais bien pour demander ni plus ni moins que l'abrogation de l'art. 40.1 LVMQ. Tout à coup, la lettre obtenue à l'hiver 2012 ne valait plus le papier sur lequel elle était imprimée. Il fallait reprendre toutes les démarches. Cette deuxième bataille s'est toutefois révélée plus ardue que la première.
L'ACJT a vite réagi. Contrairement à ses adversaires, afin de rencontrer des titulaires de charge publique, son président s'est inscrit comme lobbyiste-conseil en vertu de la Loi sur la transparence et l'éthique en matière de lobbyisme (Québec). Accompagné de l'historien Pascal Cyr, Ph. D., il a rencontré des membres du personnel des cabinets du ministre des Finances, de la ministre responsable de la Charte de la langue française et du Conseil du Trésor. Il a élaboré un argumentaire, des tactiques et des stratégies puis écrit à de nombreux autres titulaires de charge publique. Il a alerté ses alliés de la première bataille et en a contacté de nouveaux.
Cependant, devant les étonnantes hésitations et tergiversations de certains titulaires de charge, l'ACJT a décidé d'écrire au ministre québécois des Finances, Nicolas Marceau, le 7 juin 2013, pour lui exprimer ses craintes « qu'un tel précédent soit préjudiciable :
1) au statut du français au Québec ;
2) à la protection des droits linguistiques des épargnants francophones du Québec ;
3) au respect de la Charte de la langue française ;
4) au dynamisme, au rayonnement et à l'énorme potentiel de l'industrie de la langue au Québec et au Canada, laquelle industrie est concentrée
à Montréal. »
L'ACJT a été par ailleurs catégorique : « Ni les faits ni les chiffres invoqués [...] ne permettent d'établir un lien de causalité entre les exigences de traduction vers le français et la baisse des placements au Québec. » Elle a demandé au ministre « de se prononcer clairement, publiquement et par écrit ».
Des mois plus tard, n'ayant toujours pas eu de réponse de sa part, elle s'est adressée à la ministre responsable de la Charte de la langue française, Diane De Courcy, le 11 octobre 2013, lui faisant part des mêmes préoccupations et informations. Mentionnons qu’entretemps, l'ACJT a reçu une lettre de l'Autorité des marchés financiers de France affirmant que dans ce pays, « le français reste la règle », ce qui contredit les prétentions de l'AMF et d'autres intervenants à cet égard.
Le 6 novembre 2013, la ministre a répondu : « Le dynamisme et la compétitivité du secteur financier québécois sont tributaires de nombreux facteurs. Les exigences linguistiques posées par l’art. 40.1 de la Loi sur les valeurs mobilières du Québec comptent au nombre de ceux-ci, mais je ne crois pas qu’il faille leur attribuer tous les effets néfastes que certains leur prêtent. » Elle ajoutait que « cette disposition qui vise à accorder une meilleure protection aux investisseurs du Québec en faisant en sorte qu’ils disposent, en français, de l’information qui doit être rendue disponible lors d’un appel public à l’épargne au Québec, conserve toute sa pertinence ». La couverture par les médias écrits et électronique a été généralement favorable à la position de l'ACJT.
Enfin, le 3 décembre 2013, l'ACJT a publié un communiqué de presse pour annoncer la décision de la ministre, remercier ses alliés et inviter les autres intervenants à collaborer pour chercher et trouver, ensemble, des solutions.
La troisième bataille s'annonce déjà. Malgré l'arrêt rendu par la Cour suprême en décembre 2012, le gouvernement fédéral relance son projet visant la création d'un organisme de coopération en matière de valeurs mobilières. Cette bataille concernera beaucoup d'intervenants des autres provinces et territoires.
S'il est évident qu'en vertu de la Loi sur les langues officielles du Canada, le nouvel organisme sera bilingue, qu'en sera-t-il des prospectus et autres documents d'information continue destinés aux épargnants canadiens ? Seront-ils bilingues comme les boîtes de céréales ?
Les parties intéressées devront faire preuve d'imagination pour trouver des solutions acceptables pour tous, par exemple : subventions ou crédits d'impôt à la traduction de la part des gouvernements, documents uniformisés bilingues et plus courts, etc.
Il est primordial que le gouvernement empêche des intervenants de porter indûment atteinte à l’ensemble de l’industrie langagière du Québec,
un atout indispensable qui permettra aux entreprises québécoises et canadiennes de mieux évoluer dans le contexte de postmondialisation du XXIe siècle.
Il convient ici de reprendre un extrait du discours d'ouverture que le Secrétaire général de la Francophonie, Abdou Diouf, a prononcé au premier Forum mondial de la langue française, tenu à Québec le 2 juillet 2012 :
« Car nous ne pouvons pas, tout à la fois, dénoncer les dérives de l'économie et de la finance mondialisée et accepter, dans le même temps, de nous en remettre à une langue unique de l'économie et de la finance.
Nous ne pouvons pas, tout à la fois, dénoncer les menaces croissantes de standardisation culturelle et accepter, dans le même temps, de manger les mêmes mets, de chanter les mêmes chansons, de voir les mêmes films, de suivre la même mode vestimentaire, sur tous les continents.
Nous ne pouvons pas dénoncer le manque de démocratie dans les organisations internationales et accepter, dans le même temps, de s'informer, de travailler, de négocier, dans une langue unique, que certains maîtriseront toujours mieux que d'autres.
[...] nous refusons la ségrégation linguistique et le darwinisme culturel.
[...] nous ne sommes pas prêts, non plus, à confier à un “globish” conceptuellement atrophié le soin d'exprimer toute la complexité et la diversité de la pensée en quelque 1500 mots.
Nous devons être des indignés linguistiques !
[...] nous pensons que le temps presse et que nous devons avoir, dès maintenant, l'ambition de tout dire sur tout, en français, sous peine que la langue française, un jour, ne dise plus rien sur rien. »
Que dire de plus ?
Louis Fortier est traducteur agréé et avocat, associé de Louis Fortier et associés, Traduction juridique, et président et lobbyiste-conseil de l'Association canadienne des juristes-traducteurs (ACJT). Tous les documents relatifs à ce dossier se trouvent sur le site Web de l'ACJT.