Pour connaître un marché, il faut savoir ce qui s’y passe. Circuit a donc demandé à l’Association canadienne des juristes-traducteurs (ACJT) de brosser un tableau de l’offre et de la demande en traduction juridique. Pierre St-Laurent, membre expérimenté de l’ACJT, a bien voulu nous renseigner.
Les lois et règlements fédéraux ne sont pas traduits à proprement parler. Il s’agit en fait de corédaction, méthode par laquelle le rédacteur francophone et le rédacteur anglophone travaillent littéralement côte à côte et se consultent. Toujours juristes, ces rédacteurs ont parfois une formation ou une expérience en traduction. Une fois l’étape de la rédaction des lois franchie, les lois fédérales sont soumises pour examen jurilinguistique à l’équipe de jurilinguistes du ministère de la Justice du Canada. Si le gouvernement fédéral utilise la corédaction, les provinces dont les lois sont bilingues (Manitoba, Ontario, Québec et Nouveau-Brunswick), en revanche, font traduire leurs lois dans l’autre langue officielle. Et si les lois sont généralement traduites par des juristes, les règlements, par contre, en raison de leur caractère souvent technique, peuvent être traduits par des traducteurs sans formation juridique. Mais que ce soit au fédéral, dans les provinces ou dans les territoires, les lois et règlements sont généralement traduits à l’interne par le personnel du ministère de la Justice.
En vertu de la Loi sur les langues officielles, les tribunaux judiciaires et administratifs du gouvernement fédéral sont tenus de publier leurs décisions en anglais et en français. À la Cour suprême du Canada, les décisions sont publiées simultanément dans les deux langues, tandis qu’à la Cour fédérale, à la Cour d’appel fédérale, à la Cour canadienne de l’impôt et dans les autres organismes administratifs, la décision est d’abord publiée dans la langue où elle a été rendue pour être ensuite traduite. Au Nouveau-Brunswick, toutes les décisions de la Cour d’appel sont publiées dans les deux langues, à l’instar de bon nombre de décisions des tribunaux d’instance inférieure. Contrairement aux lois et règlements qui sont rédigés ou traduits à l’interne, les décisions de ces tribunaux judiciaires et administratifs sont généralement traduites à l’externe, et ce, même si la Cour suprême et la Cour canadienne de l’impôt disposent d’une équipe interne de jurilinguistes.
Les fournisseurs de ces tribunaux judiciaires et administratifs constituent un mélange des secteurs public et privé. En effet, le Bureau de la traduction du gouvernement fédéral traduit la majorité des jugements de la Cour suprême, de la Cour fédérale, de la Cour d’appel fédérale et de la Cour canadienne de l’impôt, mais bon nombre de ces décisions sont aussi traduites directement ou indirectement par des pigistes et des cabinets de traduction. Je dis indirectement, car le Bureau de la traduction impartit une bonne proportion des mandats de traduction qu’il reçoit. Quant aux décisions du Nouveau-Brunswick, elles sont traduites par le Bureau de traduction du Nouveau-Brunswick, qui fait également affaire avec des pigistes.
Les entreprises, les organismes et, naturellement, les cabinets d’avocats constituent les principales sources de contrats à traduire. Dans un pays bilingue comme le Canada, il arrive très fréquemment que des contrats doivent être traduits, notamment parce qu’il s’agit de contrats standard
à l’échelle du pays. On n’a qu’à penser, à titre d’exemple, aux polices d’assurance. Comprenant une partie « technique » et une partie juridique,
les contrats sont parfois traduits par des juristes-traducteurs et parfois par des traducteurs juridiques. Il en est de même pour les politiques d’entreprises et d’organismes. Il faut signaler que les traducteurs, juristes ou non, qui se chargent de leur traduction proviennent généralement du secteur privé, que ce soit à titre d’employés ou de fournisseurs externes.
Les cabinets d’avocats ainsi que bon nombre d’associations et d’organismes publient régulièrement des articles et bulletins et font des présentations sur des points de droit très spécialisés. Pour ce genre de textes, qu’ils soient traduits à l’interne ou à l’externe, les juristes-traducteurs sont très recherchés. En effet, ces textes s’adressent généralement aux clients ou aux membres de l’organisme, et il est primordial que les questions complexes de droit qui y sont abordées soient traitées avec la plus grande précision.
Il existe une véritable industrie des valeurs mobilières à Montréal. Les cabinets d’avocats nationaux sont régulièrement amenés à déposer des prospectus et des documents d’information continue en anglais et en français auprès des Autorités canadiennes en valeurs mobilières pour leurs clients. Généralement, ces cabinets ont un service de traduction interne, ce qui ne les empêche pas de faire appel régulièrement à des juristes-traducteurs ou à des traducteurs juridiques externes spécialisés en valeurs mobilières.
Qu’il s’agisse de la traduction de lois et règlements, de décisions, de contrats ou de documents de valeurs mobilières, un fait demeure : il faut que le traducteur soit non seulement conscient de l’existence de deux grandes traditions juridiques au Canada, soit celles de la common law et du droit civil, mais aussi qu’il en saisisse les principales notions, car il devra régulièrement les rendre dans ses traductions. Cela est primordial puisque les textes à traduire sont très souvent d’application pancanadienne.
Comme dans les autres domaines de traduction, les coupes budgétaires gouvernementales et la stagnation économique imposent des pressions aux coûts de traduction. La traduction juridique au Canada est visée par des mesures ou des tentatives de mesures de réduction des coûts. Par ailleurs, la qualité, la rigueur et l’exactitude de la traduction des notions juridiques sont primordiales pour les clients. Cela crée donc une dynamique avec laquelle doivent composer les clients et les juristes-traducteurs ou traducteurs juridiques.
En terminant, je m’en voudrais de ne pas aborder un débat qui fait rage depuis longtemps parmi les professionnels évoluant dans le domaine de la traduction juridique : Faut-il avoir une formation en droit pour faire de la traduction juridique ? Certains disent que la personne n’ayant pas de formation en droit est nécessairement incompétente en traduction juridique, tandis que d’autres affirment que la formation juridique n’est jamais nécessaire. Comme dans toute chose, il faut éviter les réponses extrêmes et envisager cette question de façon logique. Comme dans tous les domaines de traduction, nul ne peut faire de traduction intelligente sans bien saisir l’objet du texte. Il s’ensuit donc que pour certains textes, une connaissance générale suffira, tandis que pour d’autres, une connaissance approfondie ou spécialisée est indispensable, une formation juridique étant nécessaire dans ce dernier cas.
Pierre St-Laurent est avocat-traducteur, président de PSL Traduction juridique inc.