Si les prodiges de la technologie nous éblouissent davantage chaque jour, il est un phénomène mondial, engendré par les technologies de l’information et de la communication auquel nous devons porter une attention particulière : le crowdsourcing. Caroline Mangerel et Maria Ortiz Takacs se sont justement penchées sur cette tendance « professionnelle », ses multiples déclinaisons et ses différentes appellations. Elles ont ainsi assemblé une pléthore d’experts qui explorent et examinent pour nous ce phénomène acclamé par les uns et décrié par les autres.
La distribution des tâches entre plusieurs intervenants pour réaliser un projet n’est pas une stratégie nouvelle. On l’utilise dans de nombreux domaines depuis longtemps : de grands artistes de la Renaissance, par exemple, confiaient à leurs apprentis les plus doués la responsabilité de peindre, de sculpter ou de confectionner une partie des œuvres qui leur étaient commandées. Qui plus est, le découpage du travail entre bénévoles ne pouvant donner que quelques heures à une association caritative ou entre salariés chargés de mener à bien un ouvrage complexe au bénéfice d’une entreprise privée reste une méthode privilégiée pour faciliter la tâche des personnes engagées. Garantir la qualité du produit final échoit alors aux superviseurs et aux gestionnaires responsables de vérifier ce qui a été réalisé.
La volonté de sauver des langues en voie de disparition a participé à l’apparition du crowdsourcing en traduction et l’altruisme a contribué à en assurer la croissance. Nous n’avons qu’à nous rappeler les personnes qui, entre autres, ont généreusement traduit les interfaces des produits Microsoft au cours des années 1990 et au début des années 2000 pour nous en convaincre.
Devant ces faits, une question importante se pose : exploite-t-on les bénévoles? Par définition, un bénévole n’est ni compensé pour son travail, ni rémunéré. Si ces personnes sont bien informées et donnent de leur temps pour une cause sociale, un projet écologique ou une recherche scientifique, ou encore œuvrent pour un organisme sans but lucratif sans y être forcées, alors on ne peut pas vraiment parler d’exploitation. En revanche, lorsque de telles personnes sont mal informées ou sont prises dans un engrenage fonctionnant par récompenses dérisoires telles que des titres glorificateurs factices et déploient des efforts considérables pour un individu, une association ou une compagnie dont l’objectif est de générer des profits pour autrui et dont elles ne bénéficieront pas, elles sont exploitées et ne le savent pas.
Bien entendu, tout n’est pas noir ou blanc : certains bénévoles – qui à l’occasion se font appeler stagiaires – peuvent chercher une expérience ou une reconnaissance professionnelles appréciables pour enrichir leur curriculum vitæ et, par conséquent, augmenter leur employabilité. Ils se trouvent alors en équilibre précaire entre le raisonnable et l’inacceptable. Est-on exploité si on tire un bénéfice de la situation? Il est clair que pour ces personnes la réponse est non. Les entreprises qui en profitent ont vraisemblablement la même opinion…
De nombreux novices se portent donc volontaires pour acquérir une compétence professionnelle accrue. S’ils ont suivi des études pertinentes, ils sont qualifiés pour accomplir leur travail, mais ils souffrent parfois du syndrome de l’imposteur et ne se croient pas assez compétents, car ils ont peu d’expérience. Par ailleurs, puisque les annonces de postes exigent souvent quelques années d’expérience, ils sont confortés dans leur croyance. Dans ces conditions, ils deviennent des proies faciles pour des entrepreneurs peu scrupuleux qui profitent de leur angoisse.
À l’opposé, certaines personnes qui se disent bilingues se croient qualifiées et compétentes. Le crowdsourcing leur offre alors l’occasion de se faire connaître et de pénétrer le marché de l’industrie de la langue. Si elles sont révisées de manière stricte et sérieuse, si on leur donne les bons outils, si on leur demande de suivre des cours pour se perfectionner, avec le temps, elles pourraient obtenir ce qu’elles souhaitent et exercer la profession comme il se doit. En revanche, si ces personnes ne sont pas appuyées par des professionnels responsables, elles peuvent stagner ou péricliter. Quand la quantité de mots traduits est plus importante que la qualité du texte d’arrivée, quand les coûts et les tarifs sont comprimés en dessous de ce qui est viable pour de véritables professionnelles, alors ces personnes deviennent des cibles idéales : elles travaillent pour peu, ou même pour rien, en attendant de se constituer une clientèle fidèle qu’elles n’obtiendront pas nécessairement. Elles peuvent aussi causer d’incalculables préjudices, comme une poursuite devant les tribunaux ou la perte de contrats importants, à la clientèle des individus qui les engagent ou les entraînent dans leurs projets.
Il est donc important que les gouvernements ainsi que les ordres professionnels, les associations nationales et les fédérations internationales se concertent pour protéger à la fois le public, les professionnels et les pseudo-professionnels des erreurs graves, des baisses injustifiables de rémunération ou des abus de confiance insoutenables provoqués par le comportement de certaines entreprises ou personnes obnubilées par l’appât du gain. Il y va de la crédibilité des professionnels de la langue dont la réputation souffre du manque de qualification et de compétence d’individus qui se font passer pour eux ou qui se croient leurs pairs.