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Politique et traduction au Canada et au Québec

Par Donald Barabé, traducteur agréé

La traduction et l’interprétation ont cours au Canada depuis l’origine du pays. Cependant, un certain nombre de décisions politiques prises au fil du temps ont exercé – et exercent encore – une influence considérable sur ces deux professions au Canada et au Québec. 

Loi constitutionnelle de 1867

La première de ces décisions est sans contredit l’adoption de la Loi constitutionnelle de 1867, l’Acte de l’Amérique du Nord britannique, dont l’article 133 reconnait le libre usage du français et de l’anglais dans les débats du Parlement du Canada et dans les procédures intentées devant les tribunaux et rend leur utilisation obligatoire pour la publication des lois adoptées par le Parlement du Canada et par l’assemblée législative du Québec, l’Assemblée nationale.

Ainsi naissaient le bilinguisme institutionnel au Canada et, avec lui, le secteur de la traduction. Il aura fallu attendre 1934 pour que soit créée la première institution publique consacrée à la traduction et à l’interprétation, le Bureau de la traduction, et 1974 pour que lui soit confié le mandat de normaliser la terminologie au sein de l’administration fédérale. 

Devant la pénurie de traducteurs qui sévit à sa création, le Bureau de la traduction propose en 1936 à l’Université d’Ottawa d’instituer le premier programme de formation en traduction à l’origine de la professionnalisation des traducteurs et interprètes au pays. Aujourd’hui, une bonne dizaine de programmes semblables existent au Canada. 

L’article 133 de la Loi constitutionnelle de 1867 n’a rien perdu de sa pertinence pour le secteur de la traduction. En effet, c’est lui qui est actuellement invoqué devant la Cour supérieure du Québec pour invalider l’article 9 de la Charte de la langue française, qui institue le premier acte réservé aux traducteurs agréés, soit la certification de la traduction des actes de procédure. La Cour supérieure n’a pas encore statué sur la question.

Loi sur les langues officielles

La seconde décision politique intervient un peu plus de cent ans plus tard, soit en 1969, avec l’adoption de la Loi sur les langues officielles, laquelle fait du français et de l’anglais les deux langues officielles du Canada et consacre leur égalité de statut.

Cette loi est à l’origine d’une hausse spectaculaire de la demande de traduction et d’interprétation au Canada, notamment au Québec et en Ontario, où on retrouve respectivement 50 % et 30 % des 17 750 traducteurs, interprètes et terminologues que compte le pays selon le recensement de 2021 de Statistique Canada. Ce nombre est en hausse par rapport au recensement de 2016.

Loi constitutionnelle de 1982

En 1982, une nouvelle loi constitutionnelle (troisième décision politique) est adoptée et avec elle, la Charte canadienne des droits et libertés à laquelle est intégrée la notion de langues officielles. Cela confère à la Loi sur les langues officielles un statut quasi-constitutionnel et en fait la deuxième loi en importance au Canada.

Si les Lois constitutionnelles de 1867 et de 1982 et la Loi sur les langues officielles font du français et de l’anglais les langues officielles du pays, elles n’obligent nullement les Canadiens et, de ce fait, les Québécois à être bilingues. En fait, dans l’ensemble du Canada, 82 % de la population ne parle qu’une seule des deux langues officielles; au Québec, il s’agit de 54 %1 de la population.

La traduction permet donc aux Canadiens, et aux Québécois, d’exercer leur droit constitutionnel de ne pas parler l’autre langue officielle, tout en leur donnant la possibilité de communiquer entre eux.

Elle permet également à l’État canadien comme à l’État québécois d’informer la population dans une foule de langues lorsque la situation l’exige, comme cela a été le cas pour les avis de santé publique émis durant la pandémie de COVID-19.

Multiculturalisme

La quatrième décision politique a été prise en 1971, lorsque le Canada est devenu le premier pays – il est encore l’un des rares – à adopter une politique de multiculturalisme.

Aujourd’hui, plus de 200 langues sont parlées au Canada, dont plus de 70 langues autochtones, ce qui en fait une mosaïque linguistique et culturelle fort différente du « melting pot » américain par exemple. Cela contribue naturellement à la hausse de la demande de traduction et d’interprétation communautaire.

Le bilinguisme de l’État canadien et le multiculturalisme de la société canadienne ont très fortement contribué au renforcement du secteur économique de la traduction, au point de faire du Canada et du Québec les principaux joueurs sur l’échiquier mondial de la traduction, toutes proportions gardées.

Charte de la langue française

La cinquième décision politique est l’adoption de la Charte de la langue française par le Québec en 1977. Citons ici le mémoire présenté par l’OTTIAQ en 2021 au comité parlementaire chargé d’étudier le renforcement de la Charte :


« Dans le préambule modifié de la Charte de la langue française, il est précisé à juste titre que le Québec est le “ seul État de langue française en Amérique du Nord ”. Ce n’est certes pas la seule particularité du Québec. Ainsi, dans l’histoire de l’Humanité, jamais une communauté n’a été entourée d’un bloc aussi imposant et aussi monolithique sur les plans économique, culturel et linguistique et qui, de surcroît, parle la lingua franca du monde, l’anglais. Rien d’étonnant à ce que le Québec ait besoin de légiférer pour protéger son identité. »

« À cet égard, il est révélateur que, aux États-Unis, pas moins de 29 États sur 502, soit près de 60 % d’entre eux, ont jugé nécessaire d’adopter des mesures législatives pour assurer la protection et l’épanouissement de l’anglais face au multilinguisme croissant de la société américaine. »

« L’OTTIAQ a un double mandat de protection du public. Le premier, qu’il partage avec tous les ordres professionnels, consiste à protéger le public québécois contre des préjudices de nature physique, morale, financière ou matérielle dus à une traduction erronée. Le second, qui lui est propre, consiste à protéger la société contre l’acculturation et ainsi préserver l’identité québécoise par la qualité du français. »

Libre-échange

Enfin, la sixième décision politique a été l’adoption de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA) en 1994. Depuis, le Canada a conclu une cinquantaine d’autres accords de ce type, notamment avec l’Union européenne.

Ces accords font de lui l’un des principaux pays exportateurs du G7. En effet, les exportations représentent 34 % du PIB3 du Canada (47 % de celui du Québec). Autrement dit, 34 sous de chaque dollar gagné au Canada (47 sous au Québec) sont dus aux exportations.

Or, tous les pays, dont le Canada, exigent que la documentation portant sur les biens et services qui entrent sur leur territoire et destinés à leurs citoyens soit dans la ou les langues nationales, et ce, pour deux raisons. La première est la souveraineté nationale. En Italie, en Allemagne et en Turquie, la vie se déroule en italien, en allemand et en turc. La seconde est la protection du public. Les instructions d’installation d’un siège d’auto pour enfant doivent être comprises par les parents peu importe la provenance de ce siège. Il s’ensuit que la documentation sur les biens et services que le Canada et le Québec exportent doit être traduite. Il en va de même de la documentation portant sur les biens et services qu’ils importent. Bref, presque tout ce qui entre au Canada et ce qui en sort passe par la traduction.

En conclusion, nul besoin de préciser que l’adoption de toutes ces mesures a fait l’objet – et fait encore l’objet – d’intenses débats au sein de la société et des parlements fédéral et provinciaux.

La politique et les décisions politiques font sentir leurs effets sur l’ensemble de la société.

Aucune des décisions politiques dont il est question dans le présent article ne visait à créer le secteur économique de la traduction. Toutes ont néanmoins eu cet heureux résultat, pour la simple raison que l’application de ces décisions repose en très large part sur la traduction.

La traduction est la trame du tissu social canadien. Quoiqu’invisible, la trame constitue l’armature du tissu et lui donne corps. Il en va de même de la traduction : invisible mais indispensable au fonctionnement du Canada, de ses institutions et de la société dans son ensemble.

Toutes proportions gardées, le Canada et le Québec sont sans doute les endroits au monde où il se fait le plus de traduction.

L’offre en traduction et la qualité de cette offre sont donc d’intérêt national. En outre, la traduction joue ainsi un rôle essentiel dans la préservation de l’identité francophone du Québec et dans la qualité du français au Québec.

Donald Barabé a été président de l’OTTIAQ de 2018 à 2023. 

 


1) Statistique Canada, Recensement de 2021.
2) Leclerc, J. (2010) : « Les législations linguistiques en Amérique du Nord », Télescope, Vol. 16, No 3, p. 75-93.
3) Perspective Monde, 27 mai 2024 [https://perspective.usherbrooke.ca/bilan/servlet/BMTendanceStatPays/?codeStat=NE.EXP.GNFS.ZS&codePays=CAN&codeTheme=7] et Le Calepin du commerce extérieur du Québec, 2023, [https://www.economie.gouv.qc.ca/fileadmin/contenu/publications/etudes_statistiques/echanges_exterieurs/calepin_exterieur.pdf]


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