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Petite histoire de la traduction électorale et électoraliste au Québec

Par Marc Pomerleau, traducteur agréé

Les partis politiques qui présentent des candidats et candidates à des élections au Québec, que ce soit à l’échelon fédéral ou provincial ou encore au municipal, savent fort bien que pour gagner la faveur de l’électorat, ils doivent s’adresser à lui d’abord et avant tout en français. Cela ne veut pas dire que le français est la seule langue dans laquelle ils s’adressent aux électeurs et électrices. Il arrive, à l’occasion, que les partis traduisent leurs messages en anglais, voire dans d’autres langues, pour atteindre davantage de personnes.

L’anglais dans la politique québécoise

Au Québec, on s’y attendra, l’anglais est présent dans les communications politiques depuis la Conquête de la Nouvelle-France et la naissance de l’Amérique du Nord britannique à la fin du 18e siècle. Nous sommes toutefois encore loin de l’ère du marketing politique : il n’y a à l’époque ni prospectus, ni affiches électorales, ni articles promotionnels; la radio et la télévision ne sont pas encore là pour diffuser des publicités, Internet et les réseaux sociaux non plus, bien sûr.

C’est à la fin du 19e siècle que le médium le plus en vue de communication politique, l’affiche électorale, fait son apparition dans l’espace public. La campagne fédérale de 1891, précise Marc Choko, professeur émérite à l’École de design de l’Université du Québec à Montréal, se fait d’ailleurs « à grand coup d’affiches colorées, dont la plus évocatrice est certainement celle du chef du Parti conservateur, Sir John A. MacDonald, porté au pouvoir par un ouvrier et un paysan1».

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Affiche électorale de John A. MacDonald (1891)
Source : Bibliothèque et Archives Canada

Cette affiche n’est conçue qu’en anglais, ce qui est somme toute relativement habituel à l’époque. Aujourd’hui, les principaux partis politiques fédéraux produisent à tout le moins les affiches génériques du parti et du chef en version française et en version anglaise, ou encore en version bilingue. À l’échelon provincial au Québec, l’électorat et plutôt habitué à se faire solliciter en français. Toutefois, au cours de la première moitié du 20e siècle, il n’est pas rare que les partis politiques québécois créent des affiches bilingues. En effet, une étude portant sur des centaines d’affiches a révélé qu’environ 20 % des affiches provinciales produites du début du 20e siècle jusqu’aux années 1960 arboraient de l’anglais2. Même l’Union nationale, orientée vers le nationalisme canadien-français, s’adonne à la traduction en anglais de ses affiches et de son matériel promotionnel pour obtenir des appuis auprès de l’élite anglophone.

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Affiche électorale bilingue de Charles J. Baillargeon, candidat de l’Union nationale (1939)
Source : Collection Alain Lavigne, Bibliothèque de l'Assemblée nationale du Québec

Cette propension à la traduction en anglais va s’estomper. Les bouleversements sociaux des années 1960 et 1970 au Québec ont en effet eu d’importantes répercussions sur la dynamique linguistique dans la province. Le jalon principal en est assurément l’adoption de la Charte de la langue française en 1977, qui fait du français l’unique langue officielle et la principale langue de l’affichage public au Québec. Même si en principe les messages de type politique ne sont pas assujettis aux dispositions sur l’affichage, l’anglais disparait dès lors presque complètement des affiches électorales provinciales québécoises. Alors que 21 % des affiches recueillies étaient bilingues ou en anglais dans les années 1960, celles qui présentent ces caractéristiques ne constituent plus que 2 % du total des années 1970 aux années 2000. La traduction – ou ici plutôt l’absence de traduction – reflète les transformations de la société québécoise. La poussière de la Révolution tranquille et du nationalisme étant retombée et un calme linguistique relatif s’étant installé, l’anglais fait un retour sur les affiches à partir des années 2010. Ce retour ne se fait toutefois pas sans heurts. Certains politiciens se sont vus fortement critiqués pour leur usage parfois mal calculé de l’anglais, surtout lorsque le français brille par son absence. Dans le cadre de l’élection complémentaire dans la circonscription montréalaise de Saint-Henri–Sainte-Anne en 2023, par exemple, Québec solidaire s’est vu critiqué près avoir distribué un dépliant en anglais seulement, ce que le journaliste Michel David a qualifié de « pour le moins inconséquent » pour un parti qui dit « prôner l’intégration des immigrants3 ». Un dépliant bilingue serait fort probablement passé sous le radar. C’est d’ailleurs ce qu’indique une étude de 2022 sur la perception des langues sur les affiches électorales : ce qui dérange l’électorat québécois, ce n’est pas tant la présence de l’anglais ou d’autres langues, mais bien l’absence du français4.

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Extrait d’un tract en anglais de Guillaume Cliche-Rivard, candidat de Québec solidaire (2023)
Source : fredericlacroix.quebec, 10 mars 2023

Les langues non officielles

Bien que le français demeure la principale langue de communication et qu’il soit relativement habituel de voir du matériel politique en anglais au Québec, on voit à l’occasion d’autres langues apparaître dans le paysage. C’est d’abord dans la période de l’après Seconde Guerre mondiale, caractérisée par une forte immigration européenne, que l’on remarque la présence de langues autres que le français et l’anglais dans les messages politiques au Québec.

Par exemple, en 1945, le candidat communiste Fred Rose fait produire des affiches en yiddish dans la circonscription fédérale montréalaise de Cartier, qui comprend notamment le Mile-End, où l’on trouve une grande communauté juive.

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Affiche électorale en yiddish de Fred Rose, candidat du Parti ouvrier progressiste (1945)
Source : Choko, Mark H., 2001, L'affiche au Québec : des origines à nos jours, Montréal, Éditions de l'Homme, p. 110.

Dans cette même circonscription en 1947, le candidat indépendant à l’élection complémentaire Paul Massé fait imprimer un dépliant en cinq langues (français, anglais, allemand, hongrois et tchèque) dans lequel il écrit « Souvenez-vous que je suis le seul candidat à comprendre et à parler les langues de tous les électeurs de Cartier ». Il n’est pas le dernier à faire valoir ses compétences linguistiques dans ce quartier : dans les années 1970, Gérald Godin se plaisait à communiquer – dans les limites de ses compétences – dans leur langue avec les Grecs et les Portugais de la circonscription provinciale de Mercier5. Cette sensibilité à leur langue s’est traduite par un appui non négligeable de la part de ces communautés généralement peu enclines à voter pour le parti qu’il représentait, le Parti québécois.

Depuis, d’autres politiciens ont fait bon usage de cette « tactique » pour obtenir des appuis dans leur circonscription. Pensons, par exemple, à Michel Bissonnet avec l’italien dans les années 1980 et, plus récemment, à Denis Coderre avec le créole haïtien. Reflet de la diversification de l’immigration, à partir des années 2000, on voit également apparaître des documents en espagnol, en arabe, en hindi, en penjabi, etc. Ceux-ci sont surtout visibles dans le cadre d’élections municipales, notamment dans des quartiers multiethniques comme Parc-Extension à Montréal.

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Dépliant trilingue de Michel Bissonnet, candidat du Parti libéral du Québec (1981)
Source : Fonds Michel Bissonnet, Bibliothèque de l'Assemblée nationale du Québec

L’arrivée tardive des langues autochtones

Jusqu’à très récemment, les grands oubliés étaient les Autochtones. En effet, du début du 19e siècle à 2021, aucune affiche ni autre matériel promotionnel ou publicitaire produit par un parti politique dans une langue autochtone du Canada n’a été relevé dans l’étude mentionnée précédemment. Dans le cadre des élections québécoises de 2022, toutefois, on retrouvait trois affiches arborant une langue autochtone. Ces affiches émanant du Parti libéral du Québec étaient bilingues français-inuktitut, français-innu et français-algonquin. Québec solidaire a pour sa part traduit ses engagements en sept langues autochtones sur son site Web. L’apparition de ces langues n’est pas étonnante dans le contexte actuel de conscientisation face aux enjeux autochtones.

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Engagements de Québec solidaire en sept langues autochtones (2024)
Source : Site Web de Québec solidaire

En résumé, les pratiques de traduction électorale (ou électoraliste) au Québec constituent un reflet de l’évolution de la société québécoise du début du 19e siècle à nos jours : une présence relativement importante de l’anglais – langue de pouvoir – jusque dans les années 1960, puis recul de cette langue au profit du français – langue de l’affirmation nationale –, suivi d’un certain retour de l’anglais depuis les années 2010. Elles suivent ainsi les fluctuations de la question nationale dans la province. En parallèle, la traduction s’est arrimée aux différentes vagues d’immigration depuis la Seconde Guerre mondiale, d’abord vers des langues d’Europe centrale et de l’Est, puis d’Europe du Sud, et finalement d’un peu partout. Enfin, et paradoxalement, ce sont les langues présentes sur le territoire depuis le plus longtemps – les langues autochtones – qui sont les dernières à apparaître dans le paysage politique.

Marc Pomerleau est chargé de cours en traduction et en langues modernes à l’Université de Montréal. Ses recherches portent sur le multilinguisme et sur les liens entre traduction, politique et histoire.


 

1. Marc H. Choko. 2001. L’affiche au Québec : des origines à nos jours, Montréal : Éditions de l’Homme,  p. 17-18.

2. Plus précisément, parmi les 146 affiches datant de 1905 à 1969 recueillies, 22 (15 %) étaient bilingues et 8 (5 %) en anglais seulement. Voir Pomerleau, Marc et Esmaeil Kalantari. Publication à venir. « Un siècle de traduction (ou non) d’affiches électorales au Québec », Bulletin d’histoire politique.

3. David, Michel. 2023. « Les libéraux mal-aimés ». Le Devoir, 16 mars.

4. Pomerleau, Marc et Esmaeil Kalantari. 2022. « La traduction d’affiches électorales : enquête auprès de l’électorat québécois ». Meta : journal des traducteurs, 67(2) : 356-383.

5. Simon Beaulieu, réalisateur du film Godin, cité dans : Leroux, Ginette. 2011. « La courtepointe québécoise de Gérald Godin ». L’aut’journal, 18 mars.




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