La Loi sur les langues officielles, l’immigration, la technologie et l’avenir de la traduction
Par Valérie Florentin, traductrice agréée
Au Canada, la majorité des programmes universitaires en traduction ont été fondés dans les années 1970, après l’adoption de la Loi sur les langues officielles de 1969 qui assurait le bilinguisme officiel pour les années à venir, et avec lui le besoin de traduction, principalement de l’anglais (majoritaire) au français. Les universités qui ont instauré des baccalauréats en traduction se situent donc dans des provinces qui avaient des raisons de le faire : le Nouveau-Brunswick, seule province officiellement bilingue, l’Ontario et le Manitoba où vit une population francophone non négligeable, et bien entendu le Québec (où se trouve la majorité de ces programmes), seule province où le français est l’unique langue officielle. Il en résulte que le fait traductif canadien se conçoit dans un paradigme de langues officielles, en partie pour protéger la place du français, minoritaire à l’échelle nationale.
Pourtant, le Canada est une terre d’accueil et les populations migrantes représentent en moyenne 235 000 personnes par année depuis la décennie 19901, soit 23% de la population2, chiffres en progression constante. Les pays de provenance tout comme les provinces d’accueil changent régulièrement, au gré des besoins économiques. De ce fait, le nombre de langues parlées au quotidien au Canada en raison de l’immigration se multiplie. Par ailleurs, il faut tenir compte des langues autochtones, qui ont tout autant, voire plus, besoin d’être protégées (et revitalisées) que le français.
Ce portrait n’entache en rien l’attachement de la population canadienne envers la coexistence des deux langues officielles3, et la Loi sur les langues officielles ne cesse d’évoluer en ce sens. Par contre, notons que : « En 2021, 1 Canadien sur 4 avait au moins une langue maternelle autre que le français ou l'anglais, et 1 Canadien sur 8 parlait une langue autre que le français ou l'anglais de façon prédominante à la maison4 ». D’ailleurs, les limites du bilinguisme officiel ont été démontrées durant la pandémie de COVID-19, quand une partie de la population a dû se tourner vers les réseaux sociaux et la traduction communautaire pour obtenir des renseignements clairs sur les procédures sanitaires à respecter5. Si la situation était déjà difficile pour les personnes qui maîtrisaient les langues officielles, elle l’était encore plus pour celles qui ne les maîtrisaient pas assez pour comprendre suffisamment les documents officiels. Ainsi, les traductions dans les langues non officielles ont été assurées par les différentes communautés culturelles elles-mêmes, afin que l’information qui circulait soit fiable.
L’influence des outils informatiques
Hormis les politiques linguistiques et les flux migratoires, un autre élément peut avoir une influence sur le milieu de la traduction au Canada : l’outil informatique, qu’il s’agisse de traduction automatique neuronale ou d’intelligence artificielle (IA) générative. Les deux reposent sur des grands modèles de langage (GML), donc des millions de mots qui servent à « entraîner » l’outil. L’appellation « grands modèles de langage » elle-même permet de réaliser le problème de ces outils : toutes les langues ne sont pas égales, puisque pour certaines les bases de données ne contiennent pas un nombre de mots suffisant pour donner des résultats intéressants. À cet égard, une étude récente réalisée dans l’Union européenne révèle que seules quatre langues (parmi les langues officielles des différents pays de l’Union) sont suffisamment supportées par la technologie, soit l’anglais, l’allemand, l’espagnol et le français6. Notons par ailleurs que cette constatation n’est pas le fruit d’un hasard linguistique ou technologique, mais que ces langues occupent une place primordiale sur la scène internationale depuis longtemps, d’autant que ce sont des langues coloniales.
Sachant que l’anglais et le français font partie des langues suffisamment intégrées dans l’outil, quel est alors l’avenir de la traduction au Canada? En effet, le Bureau de la traduction a récemment annoncé qu’il aurait recours aux technologies pour accroître sa productivité ce qui, selon le Commissaire aux langues officielles, contrevient aux principes égalitaires promus par la Loi sur les langues officielles, notamment en raison de la disparité de qualité7. Faut-il alors craindre qu’au nom de la productivité, la nouvelle génération soit condamnée à postéditer? Pire encore, faut-il craindre que l’outil devienne à ce point performant que la postédition ne soit pas nécessaire, entre l’anglais et le français, pour des textes où les enjeux sont purement communicatifs (en opposition aux textes médicaux, par exemple, où une erreur pourrait causer un décès)? Si la postédition devient un jour facultative, combien de traductaires faudra-t-il encore entraîner et quelles seront les niches du marché à l’abri de l’outil? Comme le Canada est une terre d’accueil et que les outils sont moins performants hors des langues coloniales, faut-il plutôt ouvrir les programmes aux autres langues parlées sur le territoire, à commencer par les langues autochtones? Mais quelles langues devraient être privilégiées dans un tel cas? Comme les flux migratoires changent régulièrement, les langues à traduire aujourd’hui pourraient ne pas être celles de demain. Faut-il enfin former massivement une génération de spécialistes qui entraîneront les GML dans des langues aujourd’hui sous-représentées?
Malgré le contexte, il n’y a pas lieu d’être pessimiste pour l’avenir de nos programmes. La relève ne risque pas d’être supplantée par l’outil à court ou moyen terme, mais il est temps que nous nous interrogions collectivement sur le rôle de la traduction dans le tissu social du Canada. Si nous souhaitons une société inclusive, ne faudrait-il pas que le milieu de la traduction s’interroge sur son rôle social et se penche sur les avenues hors du bilinguisme officiel? Par exemple, l’ajout des langues autochtones, autant au sein des programmes que parmi les langues officielles, répondrait à certaines recommandations de la Commission de vérité et réconciliation du Canada, notamment sur les plans linguistiques (appels à l’action 13 et 14) et éducatifs (appels à l’action 10 iii et iv, 16)8. De même, la traduction d’un plus grand nombre de documents vers les langues immigrantes pourrait faciliter l’inclusion des personnes nouvellement arrivées. Ne faudrait-il pas aussi s’interroger sur certains aspects éthiques liés à l’outil, dont le sexisme ou le racisme sous-jacent qui a été maintes fois dénoncé9, le colonialisme et la surveillance accrue qui en découlent10, les conditions de travail lamentables des personnes qui nettoient les données ou entraînent l’outil (à commencer par un salaire nettement insuffisant, sans compter les séquelles psychologiques liées au contenu traité, qui peut aborder des thèmes comme la torture ou les incitations à la haine)11 ou encore son impact environnemental12? Combien de phrases faut-il que l’outil traduise pour neutraliser son impact écologique? Faut-il par ailleurs réglementer l’IA pour éviter les débordements que certains spécialistes craignent et qui dépassent largement les préoccupations actuelles sur les violations de la vie privée et la surveillance?
Malheureusement, ces questions sont peu abordées, et encore moins leur portée en matière de formation de la relève : faut-il enseigner la traduction différemment en fonction des nouvelles réalités… ou plutôt envisager l’avenir de manière éthique et plus humaine?
Valérie Florentin est traductrice agréée et professeure adjointe à la York University, Glendon campus. Elle pratique la traduction dans le domaine des jeux et ses recherches portent sur la pédagogie, l’équité et la justice sociale à l’heure de l’IA.
5. Desjardins, Renée (2022). Hello/Bonjour won't cut it in a health crisis: an analysis of language policy and translation strategy across Manitoban websites and social media during COVID-19. Dans T.K. Lee & D. Wang (dir.), Translation and Social Media Communication in the Age of the Pandemic (pp. 78-97). Routledge.
9. Noble, S. U. (2018). Algorithms of Oppression: How search engines reinforce racism. New York University Press; D’Ignazio, C. & Klein, L. F. (2020). Data Feminism. MIT Press; Williams, D.H. & Shipley, G.P. (2020). Enhancing artificial intelligence with indigenous wisdom. Open Journal of Philosophy, 11(1), 43-58; Appel, M., & Weber, S. (2021). Do Mass Mediated Stereotypes Harm Members of Negatively Stereotyped Groups? A Meta-Analytical Review on Media-Generated Stereotype Threat and Stereotype Lift. Communication Research, 48(2), 151-179.
10. Zuboff, S. (2019). The age of surveillance capitalism: the fight for the future at the new frontier of power. Profile Books; Couldry, N. & Mejias, U.A. (2019). The Cost of Connection: How Data is Colonizing Human Life and Appropriating it for Capitalism. Stanford: Stanford University Press; Adams, R. (2021). Can artificial intelligence be decolonized? Interdisciplinary Science Reviews, 46(1–2), 176–197; Bommasani, R., Hudson, D. A., Altman, R., Arora, S., Bernstein, M. S., Bohg, J., Bosselut, A., Brunskill, E., Brynjolfsson, E., Buch, S., Card, D., Castellon, R., Chatterji, N., Chen, A., Creel, K., Demszky, D., Donahue, C., Doumbouya, M., Durmus, E., … Liang, P. (2021). On the Opportunities and Risks of Foundation Models. https://doi.org/10.48550/arxiv.2108.07258; Gentelet, K. (2023). Les intelligences artificielles au prisme de la justice sociale. Considering Artificial Intelligence Through the Lens of Social Justice. Quebec: Presses de l'Université Laval.