Imprimer
Partage :

Traduire les changements climatiques : composer avec l’écoanxiété

Par Anouk Jaccarini, traductrice agréée

Il y a une trentaine d’années à peine, les changements climatiques étaient l’affaire d’un cercle fermé de scientifiques, surtout des météorologues, qui sonnaient déjà l’alarme du réchauffement planétaire. Cassandres des temps modernes, ils n’étaient écoutés et entendus que par quelques journalistes, dont les reportages convainquaient assez peu. À l’époque, la traductrice qui disait vouloir se spécialiser « en environnement » devait parfois préciser ce qu’elle entendait par là, à savoir la combinaison de plusieurs domaines : l’écologie pour le fonctionnement des écosystèmes, la chimie pour les effets de la pollution, la biologie pour les répercussions sur le vivant, la physique pour les phénomènes atmosphériques… De la traduction scientifique, quoi!

Impératif de polyvalence

Depuis, les programmes d’études en environnement se sont multipliés, et le domaine a trouvé sa cohérence interne. Aujourd’hui, plus personne n’a besoin qu’on lui explique de quoi il s’agit, mais on ne réalise pas toujours que pour traduire en environnement, et plus particulièrement sur les changements climatiques, il faut être capable d’aborder successivement sans flancher – dans la même semaine, la même journée, voire le même texte – non seulement diverses spécialités scientifiques, mais aussi les aspects techniques, sociaux, politiques, économiques et sanitaires de la lutte contre le réchauffement planétaire. S’ajoute à la nécessité de maîtriser cette large palette de disciplines le fait que les textes à traiter revêtent une multitude de formes; il n’est pas rare en effet que la traduction d’un long rapport sur un sujet donné (comme les inondations ou les feux incontrôlés) s’accompagne de celle de documents périphériques : résumés, extraits, billets de blogue, infographies, notes d’information, programmes et comptes rendus, par exemple.

La traductrice qui s’intéresse au climat et à ses soubresauts doit donc déployer une remarquable polyvalence : que sa personnalité ou son cheminement l’amènent à les aborder plutôt sous l’angle des sciences humaines ou celui des sciences naturelles, elle doit pouvoir non seulement mobiliser l’ensemble de ses connaissances et les enrichir sans relâche, mais aussi mettre à profit une insatiable curiosité pour rester à l’affût d’une actualité en constante évolution.

Écoanxiété, quand tu nous tiens

Or cette ouverture et cette curiosité mêmes peuvent cacher un piège : l’émergence d’un sentiment de détresse et d’impuissance devant la détérioration de l’environnement et la multiplication des catastrophes climatiques à l’échelle planétaire. Ce phénomène, d’abord décrit au début des années 2000 et qui s’est récemment frayé un chemin dans l’espace public, porte un nom : l’écoanxiété1, ou solastalgie2. Comme il semble toucher particulièrement les jeunes3, il se peut que les collègues plus âgés de notre traductrice, peut-être un peu blasés, soient tentés d’y voir une réaction purement générationnelle. Mais en y réfléchissant bien, ils se rappelleront sans doute avoir vécu le même genre d’émotion dans leur propre carrière, quoique devant d’autres sujets, et s’être demandé comment traduire des textes sur le traitement réservé aux animaux de laboratoire, des témoignages de femmes violentées, des récits sur la détresse des migrants ou des descriptions d’accident grave. Ils se souviendront peut-être alors d’avoir eux aussi cherché l’énergie et la motivation nécessaires pour justifier à leurs propres yeux la lecture et la rédaction de textes qui les stressaient, jour après jour, semaine après semaine, année après année.

Quant à notre traductrice, pour peu que les documents qu’elle traduit adoptent ce ton alarmiste qu’affectionnent les rédacteurs soucieux d’éveiller les consciences, son sentiment d’angoisse sera sans doute avivé. Si, curieuse et consciencieuse, elle se fait un devoir de se tenir au courant des catastrophes naturelles survenues aux quatre coins du monde ou tout près de chez elle, elle risque d’exacerber encore ce sentiment. Faute de pouvoir tout simplement – sous peine d’être moins efficace dans son travail – éteindre la télé et la radio pour stopper l’afflux de mauvaises nouvelles, comment peut-elle composer avec la nécessité de rester professionnelle tout en préservant sa santé mentale?

Retrouver confiance

Christina Popescu, doctorante au Département de psychologie de l’UQAM, a fait de l’écoanxiété son principal sujet de recherche. Pour elle, si l’anxiété est parfois paralysante, l’une des meilleures façons de la contrer réside dans l’action. « Se concentrer sur la résolution de problèmes apporte beaucoup de positif », explique-t-elle. « Une autre stratégie qui fonctionne pour certains est la quête de sens, […] réfléchir aux origines du réchauffement, à la façon dont on y contribue, et à ce qu’on peut faire4. » Plutôt que de se couper de l’information qui l’inquiète, la traductrice pourrait donc diversifier ses sources, tout en choisissant, comme l’y engage sa formation, les plus sérieuses et les plus crédibles. Ce faisant, elle prendra confiance en sa propre capacité de comprendre les enjeux et de faire la part des choses et peaufinera ses sphères de spécialité, mais surtout, elle réalisera que si les médias relaient des nouvelles alarmantes, ils décrivent aussi bien souvent les solutions (techniques, politiques, stratégiques) déjà disponibles, le degré de préparation des différentes régions et des différents secteurs de l’industrie, les mesures déjà prises et les avenues potentielles. 

Elle pourra également trouver dans son propre corpus de travail des raisons d’espérer; en effet, les textes sur les changements climatiques, après avoir donné force détails sur les immenses défis à relever et les mesures draconiennes à prendre de toute urgence, proposent fréquemment les remèdes aux problèmes mêmes qu’ils dénoncent. Qui plus est, ils démontrent par leur simple existence – et par le fait qu’ils s’adressent souvent au grand public et aux décideurs pour motiver et orienter leurs actions – que la prise de conscience et la mobilisation sont bien réelles. 

Un problème, oui, mais de nombreuses solutions potentielles

Prenons l’exemple de la traduction d’un rapport sur les coûts des changements climatiques, qui décrit en long et en large les répercussions financières du réchauffement sur le système de santé canadien et explicite les déterminants socioéconomiques de la vulnérabilité de différentes populations. Au premier abord, la lecture de ce rapport peut donner l’impression que le pays est engagé dans une voie sans issue, où les inégalités sociales ont une incidence inévitable sur la résilience de certains groupes devant les effets de l’évolution du climat. Mais le rapport enchaîne avec les façons de s’attaquer aussi bien aux « symptômes » que sont les multiples problèmes de santé liés aux changements climatiques (par des systèmes d’alerte précoce lors de chaleurs extrêmes ou des abris temporaires en cas de catastrophe, par exemple) qu’à leurs causes fondamentales, soit les facteurs de vulnérabilité (en améliorant l’accès aux services de santé, la sécurité du logement et de l’approvisionnement alimentaire, l’aménagement urbain, etc.). Ainsi le texte, après avoir semé l’alarme, oriente les lecteurs – les décideurs, à qui il est d’abord adressé, mais aussi le grand public qui y a accès dans le Web – vers les solutions, notamment en interpellant les différentes instances quant à leurs responsabilités respectives, en chiffrant les mesures à prendre et en donnant des exemples concrets de mesures et de politiques qui auraient les effets escomptés.

Regarder vers l’avenir

Les changements climatiques constituent un sujet passionnant, toujours en prise directe avec l’actualité. En s’informant auprès de sources fiables, la traductrice dont c’est la spécialité enrichira ses connaissances tout en affinant son discernement, et sera ainsi mieux en mesure de prendre des nouvelles du monde avec plus d’objectivité, et moins d’anxiété. Elle constatera peut-être avec le temps que l’issue ne sera pas nécessairement aussi tragique qu’elle le croyait, et pourra même se dire, sans fausse modestie, qu’elle contribue à la solution en portant vers davantage de lecteurs un message informatif et stimulant.

Anouk Jaccarini est réviseure et chef de l’équipe scientifique du cabinet Edgar.


1) Charbonneau, Jacaudray. L’écoanxiété : quand le sort de la planète vous angoisse, Radio-Canada, 24 février 2019.

2) Grand dictionnaire terminologique, solastalgie.

3) Gauvreau, Claude. « Êtes-vous éco-anxieux? », Actualités UQAM, 4 novembre 2019.

4) Proulx, Marie-Hélène. « Des trucs pour soulager votre écoanxiété », L’Actualité, 17 juillet 2021.


Partage :