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Traduire pour la machine : musique électronique, programmation in vivo et chiptune

par Dominique Pelletier

in vivo chiptune 

R41ÑB0W TR4$H en concert à la Universidad Autónoma de la Ciudad de México (UACM).
Octobre 2018. Visuels : Marianne Teixido. Photo : Estuardo H. Rendón.

La traduction est souvent perçue comme un concept essentiellement métaphorique dans les mondes de l’art : les idées sont traduites en œuvres peintes, sculptées, sonores. Insaisissable dans sa forme, la traduction décrit la trajectoire entre les pensées de l’émetteur et les sens des récepteurs, cet espace entre projet et produit que l’on nomme processus. En arts numériques, toutefois, l’intervention de la machine ajoute plusieurs couches de transfert linguistique bien tangibles à cette transformation. La musique électronique exploite une grande variété de codes : langues humaines, langage musical, langages de programmation, interfaces. L’humain se traduit donc pour la machine, qui, en retour, traduit le code en ondes sonores pour le public. Grâce à la traduction, nous programmons des robots qui font des sons. Dans le cas de la programmation in vivo (livecoding) et de la musique 8-bit (chiptune), le rôle central que joue le processeur transforme la performance musicale en phénomène linguistique complexe. Mieux encore, le dialogue avec l’ordinateur en est le vecteur de virtuosité; jouer de la musique à la hauteur de ses aspirations devient à la portée de tous grâce à des combinaisons de codes et de signes, et leurs interprétations.

Des experts du « code switching »

La programmation in vivo1, ou livecoding, consiste à générer de la musique entièrement à partir de code programmé et exécuté dans l’ordinateur. Cette pratique musicale, souvent accompagnée de projections visuelles, naît d’une conversation directe, sans interface, avec le processeur : pour qu’il exécute, on doit lui dire quoi faire. Le processus interlinguistique derrière ce dialogue paraît complexe : le programmeur traduit des idées humaines pour la machine dans un langage de programmation qu’elle comprend. Puis, la machine interprète le code et le traduit en signal sonore, correspondant de près ou de loin aux idées de départ. Comme tous les types de traduction, celle-ci comporte son lot de contraintes. Durant ce processus passant d’un code humain à un code computationnel à un code sonore, on transfère une série de signifiés muables dans des signifiants moins muables qui relèvent directement de ces codes. Par conséquent, les notions de langue et de sens doivent être élargies pour permettre de conceptualiser cette forme d’art comme une forme de traduction, au-delà de son sens métaphorique. Beaucoup de langages de programmation partagent un système de signes et certains éléments de syntaxe avec l’anglais. Mais en théorie, on peut interagir avec l’ordinateur dans n’importe quelle langue. Certains environnements de programmation, comme ixi lang, sont traduits dans plusieurs langues, donc on peut programmer en espagnol, en portugais, en allemand ou en islandais. La programmation in vivo est assurément une forme de traduction multimodale et plurilingue, peu importe les langues et les langages utilisés.

« Show your screen »

La programmation in vivo est aussi liée à la philosophie open source promouvant l’accessibilité aux logiciels et à l’information. Les compositeurs et compositrices partagent leurs connaissances et leurs créations, notamment par l’intermédiaire de l’organisme TOPLAP2 et du mouvement Algorave, cofondés par Alex Maclean, développeur de l’environnement TidalCycles, qui a joué un rôle important dans la mise en valeur de cette musique algorithmique3. Durant les performances, le code est superposé aux projections visuelles afin que le public puisse voir l’interaction avec l’ordinateur. Exposer ainsi le texte de départ, le code, au même moment que le texte d’arrivée, la musique, confère à la programmation in vivo une certaine forme de vulnérabilité qu’on pourrait comparer à celle du sous-titrage. Les programmeurs et programmeuses du public peuvent juger le code par rapport à ce qui sonne à leur goût ou non. Présenter en concert ce texte sous plusieurs formes associe des signes linguistiques autrement dispersés et crée de nouveaux systèmes sémantiques. Le choix de mots étrangers à l’anglais intégrés dans le code apporte une dimension musicale, poétique et politique à la performance.

Cette force plurilingue et multimodale est présente notamment dans le travail de Rodrigo Velasco, alias yecto, cofondateur de l’organisme TOPLAP Montréal et membre du groupe Metaritmos, qui a livré une performance au festival Mutek à Montréal en août 2018. Originaire de la ville d’Ecatepec, aux abords de Mexico, yecto intègre des mots en zapoteco, en nahuatl, en espagnol et en français à ses performances, mélangeant un éventail de référents culturels qui confondent images acoustiques et visuelles, points de départ et destinations. Selon lui, cette forme de traduction relève de la translation : on fait passer le sens à travers différents codes, et c’est comme ça que celui-ci se construit et se transforme. Le code est également à l’origine de sa propre culture, qui s’articule dans l’exploration des algorithmes de cette musique générative.

Little Sound DJ

La musique générative ne se limite pas à la programmation; elle s’étend également aux consoles de jeux vidéo obsolètes, comme le Nintendo Game Boy datant de 1989, communément appelé le DMG. Cette console est un instrument populaire chez les compositeurs et compositrices de musique 8-bit, que l’on appelle communément chiptune. À l’aide d’une cartouche spéciale munie du logiciel Little Sound DJ (LSDJ), un séquenceur hexadécimal à 16 pas développé par Johan Kotlinski, on peut utiliser le plein potentiel des 4 canaux (pulse1, pulse2, wave, noise) de la puce du DMG pour générer des séquences de musique complexes. L’interface du logiciel permet d’insérer des notes et de modifier leurs paramètres à l’aide de fonctions et de valeurs hexadécimales qui changent le timbre du signal. On peut dire que l’hexadécimal, c’est un peu la langue du chiptune pour ceux et celles qui jouent avec un Game Boy. Et celui-ci leur répond, en langage musical, mais aussi parfois en langage verbal.

Une puce qui parle

L’un des instruments qu’on peut générer dans LSDJ, le numéro 40, c’est l’instrument speech qui, à partir du canal wave, permet d’assembler des mots par successions de phonèmes, auxquels on assigne des valeurs qui déterminent leur durée. Il est possible de programmer une quarantaine de mots par chanson, chacun assigné à une note dans le séquenceur. Faire parler un Game Boy constitue une gymnastique mentale assez complexe, étant donné que les suites de lettres affichées dans l’interface n’ont souvent rien à voir avec ce que l’on entend à la sortie. Si les 57 allophones4 que l’on retrouve dans LSDJ sont communs à l’anglais, ils peuvent aussi être utilisés pour générer des mots en français, en espagnol, ou dans d’autres langues. Dans la chanson de R41ÑB0W TR4$H « Latinamerica Is Making Feminist Chiptune Great Again »5, paru sur la compilation Feminoise México, le Game Boy parle en anglais, mais aussi en espagnol. Il interpelle les femmes : « Amigas, mujeres, hijas, estamos despiertas. » (Amies, femmes, filles, nous sommes debout.)6. Dans ce cas, la machine devient la résonance d’une voix politique féministe contre l’hégémonie étatsunienne et anglocentriste. Dans les prochaines chansons de cette compositrice, vous l’entendrez aussi parler français et même québécois. Traduire pour faire parler un Game Boy constitue une forme de traduction à contraintes particulières : faire la translittération de mots français pour qu’ils puissent être prononcés par une machine qui comprend les phonèmes de l’anglais, ce n’est pas rien!

Short vowels

*IH sitting, stranded
*EH extent, gentlemen
*AE extract, acting
*UH cookie, full
*AD talking, song
*AX lapel, instruct

Long vowels
IY treat, people, penny
EY great, statement, tray
AY kite, sky, mighty
OI noise, toy, voice
UW1 after clusters with YY: computer
UW2 in monosyllabic words: two, food
OW zone, close, snow
AW sound, mouse, down
EL little, angle, gentlemen

Voiced fricatives

VV vest, prove, even
DH1 word-initial position: this, then, they
DH2 word-final and between vowels: bathe, bathing
ZZ zoo, phase
ZH beige, pleasure

Voiceless fricatives
*FF fire, fox
*TH this, they
*SS sit, smile
SH shirt, leash, nation
HH1 before front vowels: YR, IY, IH, EY, EH, XR, AE
HH2 before back vowels: UW, UH, OW, OY, AO, OR, AR
WH white, whim, twenty

Voiced stops

BB1 final position: rib; between vowels: fibber, in clusters: bleed, brown
BB2 initial position before a vowel: beast
DD1 final position: played, end
DD2 initial position: down; clusters: drain
GG1 before high front vowels: YR, IY, IH, EY, EH, XR
GG2 before high back vowels: UW, UH, OW, OY, AX; and clusters: green, glue
GG3 before low vowels: AE, AW, AY, AR, AA, AO, OR, ER; and medial clusters: anger; and final position: peg

Affricates

CH church, feature
JH judge, injure

R-colored vowels
ER1 letter, furniture, interrupt
ER2 monosyllables: bird, fern, burn
OR fortune, adorn, store
AR farm, alarm, garment
YR hear, earring, irresponsible
XR hair, declare, stare

Nasal

MM milk, alarm, example
NN1 before front and central vowels: YR, IY, IH, EY, EH, XR, AE, ER, AX, AW, AY, UW; final clusters: earn
NN2 before back vowels: UH, OW, OY, OR, AR, AA

Resonants
WW we, warrant, linguist
RR1 initial position: read, write, x-ray
RR2 initial clusters: brown, crane, grease LL like, hello, steel
YY1 clusters: cute, beauty, computer
YY2 initial position: yes, yarn, yo-yo

Voiceless stops

PP pleasure, ample, trip
TT1 final clusters before SS: tests, its
TT2 all other positions: test, street
KK1 before front vowels: YR, IY, IH, EY, EH, XR, AY, AE, ER, AX; initial clusters: cute, clown, scream
KK2 final position: speak; final clusters: task
KK3 before back vowels: UW, UH, OW, OY, OR, AR, AO; initial clusters:
crane, quick, clown, scream

 

* Means looped indefinitely

Figure 1. « Allophones in LSDJ », Manuel d’instruction de LDSJ, Version 3.4.7

Traduire la musique à la portée de son public

Bien qu’il soit pertinent de tourner le regard vers la multimodalité de la traduction par et pour la machine dans le domaine de la musique électronique, il est nécessaire de mentionner que les communautés et les scènes musicales locales et internationales sont encore sous le joug de l’anglais, qui domine les environnements de programmation et les plateformes de diffusion et de partage de connaissances. Par conséquent, un travail de traduction communautaire à grande échelle est requis afin de faire connaître le travail des musiciens et musiciennes d’ailleurs, dont le statut est trop souvent précaire pour se permettre des services linguistiques. Faute de ressources, la musique électronique ne voyage pas autant qu’elle le devrait. La traduction a tout le potentiel pour aller à la rencontre de la musique et l’amener vers son public et ainsi ouvrir autant les oreilles que les horizons.

Références
Kotlinski, Johan (2007). LSDJ instruction manual, Version 3.7.4
Toplap : http://toplap.org
Toplap Montréal : https://montreal.toplap.org/

Remerciements
J’aimerais remercier Rodrigo Velasco, alias yecto, étudiant à la maîtrise en art et design de l’Université Concordia, pour sa contribution à cet article et à la communauté de programmation in vivo de Montréal. J’aimerais également remercier Marianne Teixido, Alejandro Franco Briones, Kofi Oduro, Pedro Sagasti, Estuardo H. Rendón, Bryan Sánchez, Rodrigo Frenk de m’avoir fait part de leurs points de vue et de leurs expériences.

Dominique Pelletier enseigne, entre autres, la traductique à l’Université d’Ottawa et à l’Université Concordia et travaille sur la traduction interespèces dans le cadre de son doctorat en traductologie. Technicienne de son de formation, elle compose de la musique électronique sous le nom de R41ÑB0W TR4$H, oscillant entre le noise et le chiptune. Membre de Colectivo Chipotle et Feminoise latinoamérica, elle construit ou modifie elle-même ses instruments et s’est produite en concert en Argentine, dans plusieurs villes du Mexique et à Montréal.

1. Équivalent proposé pour éviter le calque « codage en direct » ou « programmation en temps réel » qui pourraient engendrer de la confusion chez le lecteur ou la lectrice et ne rendent pas la notion de performance audiovisuelle.

2. http://toplap.org

3. Il a coécrit, notamment, le Generative Manifesto en 2000, qui a contribué au dialogue philosophique au sein du mouvement. https://slab.org/the-generative-manifesto-august-2000/

4. Allophone : variante possible d’un phonème (définition tirée d’Antidote 9).

5. La compositrice est l’autrice du présent article.

6. https://sisterstriangla.bandcamp.com/track/latinamerica-is-making-feminist-chiptune-great-again


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