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Traduire l’éros littéraire

Qu’ont en commun le sexe et la traduction des textes qui en traitent? L’art. Traduire un texte érotique, c’est  imprégner la narration d’une sensualité dévoilant la maîtrise linguistique et la finesse d’esprit de la traductrice1 cherchant à libérer l’imaginaire et l’appréciation de la lectrice.

Par Pier-Pascale Boulanger

S’agissant de traduire le texte de sexe, couramment qualifié d’érotique, la visée est double : rendre sa lecture palpitante par des images clairement mises en scène et à ce point tel enthousiasmantes que la lectrice soit entraînée à joindre le geste à la lecture. Les livres de recettes ne font pas autre chose, sauf qu’on n’a pas besoin de se cacher pour manger. Nonobstant ce syllogisme d’apparat, l’obscénité impose une pragmatique tant à l’écriture du texte érotique qu’à sa traduction : dans les deux cas, le but du texte est de faire jouir.

L’obscénité – le fait d’être hors scène (ob-scène) – est rédhibitoire au récit de jouissances. Pour qu’il soit efficace, celui-ci doit faire oublier à la lectrice qu’elle n’est pas dans la scène, précise la pornographe Katy Terrega. La réussite de cette entreprise tient à la volonté de la lectrice de se prêter au jeu de croire ce qu’elle lit. Cependant, rien ne doit venir interrompre ce jeu, qui est alimenté par l’hyperlisibilité, l’inventivité et la vérisimilitude du texte, trois valeurs érigées ici en principes de traduction érotique.

L’hyperlisibilité

Comme le dénouement est connu d’avance – l’orgasme –, il est fort probable que la lectrice soit davantage intéressée par le comment de la chose. Lisant pour son plaisir, elle pourrait sauter des paragraphes entiers jusqu’à la prochaine scène salace. À supposer que l’avidité de la lectrice soit proportionnelle à son impatience, elle pourrait laisser tomber le texte si l’interaction des corps est ambiguë. La mise en tension érotique dépend donc de la clarté de l’action et des images.

L’impératif de clarté impose une structure syntaxique simple (sujet-verbe-complément) à la narration des scènes sexuelles. Les deux principaux schémas qui caractérisent les tours de rôle rythmés des personnages sont les suivants : à trois agents (il/elle + il/elle + partie du corps) et à deux agents (il/elle + il/elle). Il y a peu d’inversions dans les phrases d’action, ce qui donne une structure syntaxique répétitive, mais au profit d’une hyperlisibilité. La clarté dépend aussi des adjectifs possessifs à la troisième personne (his/her), dont la particularité en français est l’accord avec la chose possédée et non avec le genre du possesseur. L’adjectif possessif devient ambigu lorsque les parties du corps sont communes aux deux personnages. Si on traduit littéralement la phrase « The tip of his tongue slides down her stomach to her navel » en français, rien n’indique qui fait quoi; même s’ils sont de sexe différent, les personnages ont tous les deux une langue, un ventre et un nombril. Si le contexte ne fournit aucun appui, comme ce serait le cas du récit homoérotique ou saphique, la traductrice n’a d’autre choix que de réactiver les prénoms des personnages à chaque tour de rôle ou de varier les épithètes pour les désigner.

L’inventivité

La tâche de la pornographe consiste à défier l’ennui, car rien n’est plus banal et répétitif que le sexe, cette pratique vieille comme le monde. Les meilleurs antidotes contre l’ennui sont l’inventivité et l’humour, qui interviennent stratégiquement dans la description des personnages et des scènes d’action. Parce que la finalité sexuelle du récit érotique est toujours connue d’avance, l’intérêt de la lectrice est capté par l’invention de lieux, de situations et de motivations humaines, mais aussi par l’humour. La chasse à l’ennui se poursuit également dans la syntaxe et le lexique. Si les scènes sexuelles permettent la répétition des structures syntaxiques, cette dispense ne s’applique pas par ailleurs, et il est recommandé de varier l’amorce ainsi que la longueur des phrases.

La vérisimilitude

La trame narrative du récit érotique foisonne de descriptions qui visent à créer un effet de réel, nécessaire pour que la lectrice se projette dans l’action. La vérisimilitude mobilise abondamment l’hypotypose, figure stylistique qui offre une description réaliste et frappante des choses. La scène est si clairement décrite que la lectrice a l’impression de la vivre au moment de la lire. C’est en fait par ce souci maniaque du détail que la pornographe acquiert ses lettres de noblesse. L’hypotypose sert à décrire l’interaction des corps et s’aborde comme un passage technique en traduction. La granularité des images impose la recherche du mot juste pour décrire, par exemple, le mouvement d’une main qui palpe, masse, glisse, effleure, des verbes beaucoup plus précis que « caresser », insiste Katy Terrega. Quant au lexique génital, il peut varier du vocabulaire cru d’Esparbec aux envolées métaphoriques de Mohamed Leftah. Dans tous les cas, il faudra doser, car, de l’avis de Steve Almond, les vocables cliniques, les euphémismes niais et les clichés sont à éviter à cause de leur effet contre-productif. Le principal écueil est l’autocensure de la traductrice, mais, en traduction érotique, il faut appeler une chatte une chatte.

La réalité du récit est également produite par la voix. Tant dans la narration que dans les dialogues, la voix pose le double problème du registre et de variante du français, qui doivent rendre les personnages convaincants. Les choix lexicaux dépendent du lectorat cible : faut-il se rouler une pelle ou frencher? On ne s’en sort jamais en traduction. Une bonne maîtrise de la langue est essentielle.

1. Afin d’alléger le texte, le féminin est utilisé comme genre générique et donc inclut le masculin.

Références
Almond, Steve, 2005. “How to write a sex scene. The 12-step program” http://www.utne.com/arts/how-to-write-a-sex-scene?pageid=1#PageContent1 (consulté le 4 septembre 2017).
Di Folco, Philippe, 2009. Le goût du sexe. Paris : Mercure de France, coll. « Le petit mercure ».
Esparbec, 2003. La pharmacienne. Paris : La Musardine.
Leftah, Mohamed, 2005. Demoiselles de Numidie. Paris : La Différence/Minos.
Terrega, Katy, 2001. It’s a dirty job: Writing porn for fun and profit. LaVergne (Tennessee) : Booklocker.com Inc.

Pier-Pascale Boulanger est professeure titulaire au Département d’études françaises de l’Université Concordia, où elle enseigne la traduction économique, financière et littéraire. Ses recherches actuelles portent sur le discours financier dans la presse canadienne.


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