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Des critères subjectifs aux critères normatifs

Quelques jalons dans l’histoire de la qualité en traduction

Par Louise Brunette, traductrice agréée, terminologue agréée

L’épreuve du temps

La qualité n’est pas un objectif récent en traduction; à peine fondée, en 1953, la Fédération Internationale des Traducteurs consacrait un congrès mondial, son troisième, en 1959, à la qualité des traductions. Mais, bien avant cela, tous ceux qui avaient critiqué publiquement des traductions s’étaient en quelque sorte prononcés sur la qualité des productions examinées. Dans le domaine français, c’est le cas notamment du philologue et mathématicien Claude-Gaspard Bachet dit de Méziriac qui dans son discours de réception à l’Académie française (1634)1 choisit de critiquer un texte traduit par le célèbre et vénéré Jacques Amyot, évêque d’Auxerre. À certains égards, de Méziriac est le fondateur de la révision vers le français. Mais il ne s’agissait pas d’une critique chiffrée, bien qu’illustrée. Incarnées par de Méziriac et Amyot, c’était plutôt deux façons de traduire qui s’opposaient.

Bien avant cela, au VIIe siècle, Jérôme, aujourd’hui saint patron des traducteurs, avait repris des traductions antérieures de la Bible et, de ce fait, mis en doute leur qualité. Il en fut de même de tous ceux qui discoururent sur les traductions du Livre saint jusqu’au traductologue britannique Peter Newmark, à l’American Bible Society et, encore très récemment (2016), la professeure et chercheure allemande Christiane Nord. Il faut tout de même préciser que parce qu’ils sont immortels, leur écriture ne l’est pas, ces recueils spirituels devant être revus à diverses époques en vertu de principes qu’il ne convient pas d’exposer ici.

Plus près de nous, dans l’espace ou dans le temps, l’auteure du présent article, redevable de tout à Paul Horguelin, créateur du premier cours de révision au Département de linguistique et de traduction à l’Université de Montréal où il a enseigné pendant plus de 25 ans, proposait il y a quelque 20 ans une forme abrégée des critères de qualité des textes traduits, soit : logique, finalité, situation et norme. Le nombre réduit des paramètres devait faciliter l’apprentissage de la révision ou de la critique des traductions ou des rédactions pragmatiques, mais, finalement, les étudiants ont trouvé chaque champ trop vaste et il a fallu ajouter des balises rassurantes pour eux et revenir à une formule plus près de celle de P. Horguelin. Aujourd’hui, nous travaillons avec le groupe suivant, dit ÉCLAIR : exactitude (ou fidélité, ou logique ou sens), code (ou langue); idiomatique (partie intégrante du code linguistique); lisibilité (fluidité); adaptation fonctionnelle et rentabilité.

Si l’on doit considérer Paul Horguelin comme le créateur des premiers critères de qualité en traduction anglais-français, le Canadien Brian Mossop est sans conteste le héraut des paramètres de qualité dans le domaine français-anglais. Traducteur émérite, Mossop est l’auteur d’un succès de librairie international, Revising and Editing for Translators. Chez Mossop, notre exactitude prend la quadruple forme de completeness, logic, facts et accuracy; la lisibilité devient smoothness et sub-language; notre code est remplacé par trois paramètres : idiom, mechanics et typography; l’adaptation fonctionnelle s’appelle tailoring; quant aux critères layout et organization, nous aurions peut-être intérêt à les insérer dans les paramètres anglais-français où ils sont plutôt traités comme des éléments de typographie. Remarquons que l’ouvrage de Brian Mossop concerne aussi l’editing, pratique difficile à nommer en français, mais qui se rapproche assez de ce qui s’appelle préparation de copie ou correction.

On aura compris que, pour l'auteure de cet article, la révision-évaluation, où chaque erreur a une valeur, demeure la méthode privilégiée pour assurer et mesurer la qualité d’une traduction. Pourtant, de nombreuses publications, essentiellement théoriques, ignorent ce processus qui conduit souvent à un résultat chiffré, et justement pour cette raison.

En 2000, par exemple, Carol Maier, professeure émérite d’espagnol et de traductologie à la Kent State University, dirigeait un numéro thématique de la revue The Translator; studies in intercultural communication. Le sujet : Evaluation and Translation. Fil conducteur du recueil : existe-t-il des évaluations objectives? Peut-être est-ce le fait du hasard, mais sur la dizaine d’articles, ce sont ceux de trois auteurs du Canada qui présentent des méthodes relativement comptables : Georges Bastin, de l’Université de Montréal (évaluer la créativité), Lynne Bowker, de l’Université d’Ottawa (s’appuyer sur un corpus de bonnes traductions), et Louise Brunette (bien savoir ce qu’on est en train de faire : gestion, correction, pédagogie). L’Europe, les États-Unis et leurs théoriciens semblent se désintéresser des méthodes chiffrées : si l’on considère que chacun cherche des intentions cachées, les motivations sociales, par exemple, derrière le choix des paramètres, il est évident qu’on est loin de l’objectivité et que, tout comme dans le cas de de Méziriac et Amyot, ce sont plutôt des conceptions différentes de la traduction qui s’affrontent.

L’ouvrage dirigé par Christina Schäffner, professeure émérite de traductologie à l’Aston University de Birmingham, (1998) et intitulé Translation and Quality est une autre tentative de jeter un éclairage quasi définitif sur la qualité. Cependant, on n’y trouve aucune façon de mesurer le degré de qualité d’une traduction. Les auteurs de chacun des articles sont de grands maitres de la théorie, mais l’ardeur, pour ne pas dire la véhémence, avec laquelle chacun défend son point de vue ou sa définition de la qualité engendre plus de confusion chez le lecteur moyen qu’elle n’éclaire ce dernier sur les enjeux qualitatifs de la traduction. Ce riche recueil de textes, malgré son titre prometteur, ne nous apprend rien sur la qualité au sens où l’entendent les traducteurs pragmatiques que nous sommes.

Qualité et réalité

Nous avons pris un grand détour pour conclure que, sauf exception, la théorie ne nous est pas d’un grand secours lorsqu’il s’agit de définir la qualité en traduction. Ces exceptions existent. Pour le domaine français, il faut désormais tenir compte des travaux de deux chercheures émergentes qui ont consacré leurs thèses respectives à la révision : Katell Hernandez, de l’Université Rennes 2, et Isabelle Robert, de l’Université d’Anvers. La première a déposé en 2009 une thèse au titre éloquent : La révision comme clé de la gestion de la qualité des traductions en contexte professionnel, à lire même si elle s’insère dans le contexte essentiellement français. Quant à la thèse d’Isabelle Robert (2012), La révision en traduction : les procédures de révision et leur impact sur le produit et le processus de révision, ses longues considérations statistiques en rendent la lecture aride. Si l’on sait littéralement lire entre les lignes, le contenu se révèle d’une immense richesse pour les professionnels que nous sommes, car I. Robert a eu la patience (scientifique) de démontrer hors de tout doute que la méthode traditionnelle de révision bilingue est notre meilleure garantie de qualité des traductions2.

D’autres joueurs dans l’arène

Les universitaires se battent à coups d’arguments intellectuels du type fonctionnalisme, polysystème et théorie de la relevance; les intellectuels se méfient des pragmatiques, la plupart formateurs de traducteurs. Résultat : le domaine de la qualité reste inoccupé, le champ, vide. Mais pas pour longtemps. La profession veut avancer; les utilisateurs de traductions cherchent des balises.

Un des premiers organismes, issus de l’industrie de la traduction, le Localization Institute Standards Association, dont l’activité principale officielle est la rédaction de normes, apparaît en 1990. LISA va publier sa propre grille d’évaluation, le LISA QA Model, tout en cherchant à mettre au point une norme pour les industries de la localisation et de l’internationalisation. Nous ignorons où en étaient les chantiers de normalisation au moment de la dissolution de LISA en 2011 ou s’ils ont été repris par Lionbridge, qui semblait y jouer une grande part. Mais il faut retenir le besoin de systématisation de l’assurance de la qualité (QA) pressentie par LISA.

Dès 2006, animée par la nécessité d’encadrer la pratique, l’Europe se donne une norme officielle, la (française) EN 15038 sur les services de traduction; en vertu de ce document, quiconque applique la méthode et les processus décrits produit inévitablement une bonne traduction. À noter : la révision n’est pas imposée comme moyen de garantir la qualité du texte traduit.

Au Canada, la norme can/cgsb-131.10-2008, services de traduction, serait le miroir de la EN 15038 puisqu’elle se fonde uniquement, celle-là aussi, sur le déroulement et le contexte des opérations aboutissant au texte traduit. Au moment où nous écrivons ces lignes se tiennent des réunions sur la mise à jour de la norme. Changement majeur, la révision qui faisait l’objet d’une dangereuse discrétion jusqu’ici sera timidement abordée dans le document revu. En fait, elle donne la responsabilité de la révision au client puisque c’est celui-ci qui décide si oui ou non le texte sera confié à un agent de révision.

La traduction automatique

Dernier chapitre de ce trop rapide survol sur les mesures de qualité, la traduction automatique, très critiquée. Personne n’ignore que les remontées machines sont de divers types : compréhension, diffusion, publication. Celles du premier type ne sont jamais revues, les secondes font l’objet d’une postédition rapide et les textes à publier sont révisés. Il est évident que ni le traducteur ni le réviseur n’ont ici leur mot à dire. D’ailleurs, on aura remarqué qu’en matière de qualité, ce sont l’industrie, et ses plus gros joueurs, ou les clients qui détiennent le pouvoir décisionnel. Nous leur avons laissé le contrôle, tout comme avec… le compte de mots. Autre sujet fascinant.

Enfin, force est de reconnaitre que, même dans notre domaine, le produit est considéré de qualité si le client est content. Navrant constat.

Louise Brunette, Ph.D., se tourne vers l'enseignement après une longue carrière dans l'industrie de la traduction. Tout en restant active dans ses domaines de spécialité, elle s'intéresse particulièrement à la traduction économique. Dans le cadre de ses recherches à l'Université du Québec en Outaouais, elle rédige actuellement un manuel de révision destiné à la francophonie du Nord.

Lectures recommandées :

Hernandez. K. (2009), La révision comme clé de la gestion de la qualité des traductions en contexte professionnel, Thèse de doctorat, Université Rennes 2 

Horguelin, P. et L. Brunette (1998), Pratique de la révision, Brossard (Québec), Linguatech

Maier, C. (2000), Evaluation and Translation, Special Issue of The Translator: Studies in intercultural communication, Volume 6, Number 2, Manchester (UK), St. Jerome Publishing

Mossop, B. (2007),   Revising and Editing for Translators, 2nd Edition, Manchester (UK), St. Jerome Publishing

Nord, C. (2016), Function + Loyalty: Theology Meets Skopos, Open Theology 2016; 2: 566–580

Robert, I. (2012), La révision en traduction : les procédures de révision et leur impact sur le produit et le processus de révision, Université d’Anvers

Schäffner, C. (dir.) (1998), Translation and Quality, Toronto, Multilingual Matters

 


On ne saurait trop recommander l’ouvrage suivant : Ballard, M. (1998). Claude-Gaspar Bachet de Méziriac, « De la traduction » [1635], Artois Presse Université.

Pour qui voudrait faire l’économie des calculs statistiques d’I. Robert, nous recommandons le compte rendu d’A. Künzli, autre universitaire champion de la révision professionnelle. http://www.paralleles.unige.ch/tous-les-numeros/numero-25/kuenzli.html (Consulté le 12 aout 2016).


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