L’interprétation en mains 

Les caractéristiques du transfert linguistique entre une langue orale et une langue des signes entraînent des conséquences pour la formation des interprètes et pour la pratique professionnelle dans les différents secteurs de travail. Cet article présente ses spécificités et les nouveautés dans le domaine de l’interprétation en langue des signes au Québec.

Par Suzanne Villeneuve, interprète agréée

La formation

Il existe actuellement un certificat de premier cycle en interprétation visuelle à l’Université du Québec à Montréal. Les interprètes souhaiteraient pouvoir obtenir un baccalauréat dans leur domaine, mais selon le ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur, leur nombre et les besoins en interprétation pour les années à venir ne justifient pas la transformation du programme actuel.

Ce programme, mis sur pied à la fin des 1980, ne répond toutefois plus aux besoins. Alors que les étudiants des premiers débuts étaient des interprètes d’expérience qui venaient chercher un diplôme, ceux d’aujourd’hui n’ont que peu ou pas d’expérience en interprétation. On constate chez eux un manque de connaissance approfondie des subtilités des langues de travail, notamment dans la langue seconde (L2). Les formateurs doivent donc à la fois enseigner les techniques et théories de l’interprétation simultanée et remédier à ce manque de maîtrise en L2.

Par ailleurs, les connaissances issues de la recherche en interprétation se sont considérablement enrichies au cours des 25 dernières années. Malgré ces avancées, l’offre de cours dans le cursus est restée la même. Les professeurs et chargés de cours s’efforcent néanmoins d’insérer ces nouvelles connaissances à l’intérieur des limites du programme, notamment au moyen de lectures obligatoires dans chacun des cours. Ils travaillent également à rendre disponible du matériel de formation continue pour les interprètes qui ont terminé le programme.

Ce programme comporte une particularité : pour obtenir leur diplôme, les étudiants doivent, dans le cadre du stage de fin de programme, effectuer un travail de recherche sur un thème de leur choix lié à l’interprétation. Le résultat de leur recherche est présenté lors d’un colloque où chaque étudiant est appelé à interpréter la présentation d’un de leurs consœurs ou confrères.

Interprétation en milieu scolaire

La clientèle sourde bénéficie de services d’interprétation en milieu scolaire, depuis la maternelle jusqu’au doctorat. Ce domaine de pratique présente des enjeux particuliers pour les interprètes. Par exemple, au primaire, l’interprète devient souvent un modèle linguistique à la fois en langue des signes et en langue orale pour un enfant dont le langage est en développement. Quant à l’interprétation d’un cours de maîtrise ou de doctorat (dont les séminaires), elle se compare à l’interprétation de conférence scientifique et exige de l’interprète une préparation qui dépasse largement celle dont il a besoin dans d’autres secteurs.

Interprétation sociocommunautaire

Dans le domaine sociocommunautaire, les interprètes commencent souvent leur carrière en faisant de l’interprétation de liaison entre une personne sourde et une personne entendante. Ainsi, ils ont la possibilité de faire ralentir les interlocuteurs ou de leur demander de répéter ce qu’ils viennent de dire. Ils peuvent de ce fait s’améliorer sur les plans linguistique et interprétatif. Les rencontres médicales, notamment, se prêtent bien à ce type d’interprétation (ce secteur constitue environ 60 % des demandes d’interprétation sociocommunautaires). Après avoir gagné de l’expérience, les interprètes reçoivent des affectations pour des rencontres de groupe (par exemple, un plan d’intervention dans un centre de réadaptation). Enfin, les interprètes chevronnés exercent leur profession dans le milieu judiciaire et lors de conférences, deux spécialités du domaine sociocommunautaire.

Mobilité des interprètes

Il ressort du recensement des interprètes que plusieurs partagent leur horaire entre les domaines scolaire et sociocommunautaire afin de remplir leur semaine de travail (Parisot et al., 2008). Il a par ailleurs été démontré que le fait que le domaine scolaire soit géré complètement à part du domaine sociocommunautaire et que chaque commission scolaire gère ses propres effectifs contribue à la pénurie dans chacun des domaines. Il a été suggéré de fonctionner avec une banque provinciale d’interprètes qui pourraient, selon les besoins, travailler à la fois dans les deux secteurs. Malgré que plusieurs interprètes ne réussissent pas à remplir leur grille de disponibilité (c’est le cas de 51 % des répondants de l’étude de Parisot et Villeneuve publiée en 2013), les employeurs se plaignent du manque d’interprètes. La mise en commun des ressources en interprétation des langues des signes, entre autres solutions, permettrait de mieux répondre aux besoins croissants tout en maximisant l’utilisation des ressources.

De nouveaux horizons de travail

L’amélioration de la performance des technologies multimédias offre un nouveau créneau aux interprètes canadiens en langue des signes : le relais vidéo. Le CRTC a en effet autorisé la mise en chantier d’un service d’interprétation de conversations téléphoniques entre utilisateurs d’une langue des signes du Canada (Langue des signes québécoise ou American Sign Langage) et utilisateurs d’une langue orale (français ou anglais). L’ouverture de ce service donnera la possibilité aux interprètes canadiens de remplir leurs horaires. Plusieurs emplois à temps plein y sont offerts depuis quelques mois.

Une nouvelle association

Comme preuve de l’effervescence dans le milieu de l’interprétation en langues des signes, en 2014, les interprètes québécois ont fondé une association professionnelle : l’Association québécoise des interprètes en langues des signes (AQILS). Le comité fondateur a établi comme objectifs :

L’association compte près de 90 interprètes, dont la majorité travaille en français-LSQ. On y trouve également les combinaisons anglais-ASL et LSQ-ASL. Cette dernière combinaison est prise en charge par des interprètes sourds, notamment lors de conférences où des personnes sourdes des deux langues sont présentes.

Conclusion

Le milieu de l’interprétation en langue des signes est très dynamique actuellement. Avec la fondation de la nouvelle association, nous espérons que la formation continue prenne de plus en plus d’importance. Il sera par ailleurs intéressant de voir comment l’interprétation auprès d’une clientèle d’âge scolaire va évoluer avec le dépistage précoce de la surdité mis en place au Québec.

Références

Parisot, A.-M., S. Villeneuve, D. Daigle et A. Missud (2008) « L’interprétation visuelle auprès d’une clientèle sourde. Portrait d’une profession et état de la situation sur les besoins de formation », rapport de recherche déposé au Conseil canadien sur l’apprentissage (CCA).
Parisot, A.-M. et S. Villeneuve (2013) « L’écart entre les besoins et les services en interprétation visuelle au Québec : points de vue d’utilisateurs, d’interprètes et d’employeurs », rapport de recherche présenté à l’Office des personnes handicapées du Québec (OPHQ.
Villeneuve, S. (2011) « Zoom sur un secteur de l’interprétation scolaire au Québec », Le Journal de l’AFILS, no 80, décembre, p. 22-25.
Villeneuve, S. (2006) « La langue comme outil de prévention des troubles musculosquelettiques chez des interprètes français/langue des signes québécoise : analyse d’aménagements linguistiques, biomécaniques et temporels », mémoire de maîtrise en linguistique, Montréal : Université du Québec à Montréal, 286 p.

 

suzanne-villeneuveSuzanne Villeneuve a été la première interprète en langue des signes admise à l’OTTIAQ, en 2008. Elle est un des membres fondateurs de l’Association québécoise des interprètes en langues des signes (AQILS), enseigne au programme d’interprétation de l’UQAM et travaille comme conseillère en services d’interprétation au Service d’interprétation visuelle et tactile.