Vous avez toujours rêvé de traduction littéraire, croyant qu’il est plus glamour de traduire des romans et des poèmes que des manuels d’instruction? Détrompez-vous. Certes passionnant, le créneau littéraire rapporte rarement une grande renommée. Pleins feux sur le(s) statut(s) de la traductrice littéraire!
Avant de parler du statut de la traductrice littéraire, encore faut-il savoir ce qu’on entend par le mot « statut ». En fait, il serait avisé ici de le mettre au pluriel. Selon le Petit Robert, « statut » aurait deux acceptions : l’une (appelons-la juridique) renvoie à « l’ensemble des lois qui concernent l’état et la capacité d’une personne », tandis que l’autre (appelons-la sociale) renvoie plutôt à la position que cette personne occupe au sein de la société. En ce qui concerne la traductrice littéraire, nous verrons dans les lignes qui suivent qu’il y a un écart, pour ne pas dire un gouffre, entre les deux acceptions et, au sein de la seconde, plusieurs nuances selon le groupe social en cause.
Au sens de la Loi sur le droit d’auteur en vigueur au Canada, une traduction constitue une « œuvre littéraire originale », comme une pièce de théâtre ou une chanson, notamment1. Sur le plan légal, la traductrice littéraire n’est donc pas seulement une prestataire de services, mais une créatrice à part entière, au même titre que n’importe quelle artiste. Elle dispose donc d’un droit d’auteure sur sa traduction. Son statut de créatrice est d’ailleurs officiellement reconnu par des institutions aussi respectables que l’UNESCO, le Conseil des arts du Canada (CAC) et l’Union des écrivaines et des écrivains québécois (UNEQ). Cela lui confère certains avantages, tels que l’admissibilité au programme de subventions de voyage aux écrivains professionnels du CAC, ou la possibilité de toucher jusqu’à 50 % du paiement octroyé pour un titre admissible au Programme du droit de prêt public. Toutefois, dès que la traductrice littéraire quitte la sphère juridique pour le vrai monde, son statut de créatrice perd de son vernis. Sans être complètement invisible, la traductrice connaît soudain une éclipse : si certaines personnes sont convaincues que c’est grâce à elle qu’elles ont accès à l’essence d’une œuvre, d’autres ne sont conscientes de son existence que s’ils jugent qu’elle a mal fait son travail.
En contexte canadien, les traductrices littéraires ont rarement à négocier leurs honoraires, puisque la très vaste majorité des traductions sont subventionnées par le CAC à un tarif fixe2. Ainsi, les négociations avec les clientes (essentiellement des maisons d’édition) portent sur les modalités de versement, les délais et, surtout, la visibilité de leur nom (sur la couverture, la quatrième de couverture, les outils promotionnels, etc.). En fait, le statut de la traductrice varie passablement d’une maison d’édition à l’autre. Certaines éditrices la considèrent co-auteure du livre traduit et, sans toujours mettre son nom sur la couverture, elles peuvent l’inviter au lancement, la consulter pour le design graphique et les relations de presse, voire pour communiquer avec l’auteure. Dans ces cas (les meilleurs), la traductrice est une agente culturelle en plus d’être une créatrice. En revanche, d’autres éditrices voient la traductrice comme une simple courroie de transmission : il est hors de question de lui donner quelque visibilité que ce soit; le design des couvertures ne permettrait pas l’ajout de son nom, dont la présence manifeste pourrait même nuire à la vente du livre, etc. Dans ces cas (les pires), il arrive que la traductrice littéraire se voit obligée de céder ses droits d’auteure et que l’éditrice se réserve même le droit de faire des changements à sa version sans daigner la consulter.
Au cours des dernières années, on constate un intérêt croissant pour la traduction littéraire, avec des événements mettant en vedette divers aspects du travail des traductrices, comme le Festival international du livre de Montréal, Québec en toutes lettres, le Salon du livre de l’Outaouais ou le Festival Frye de Moncton. Grâce aux interventions de l’Association des traducteurs et traductrices littéraires du Canada (ATTLC), certains journaux ou périodiques, comme Le Devoir ou Les Libraires, pour ne nommer que ceux-là, se font un point d’honneur d’identifier la traductrice lorsque son livre fait l’objet d’une critique dans leurs pages. D’autres ont besoin, pour ce faire, de rappels constants, si bien que quand on parle d’un livre traduit dans les médias, on oublie encore trop souvent de mentionner la traductrice. Parmi les excuses courantes, on rejette la faute sur la voisine (« je ne suis quand même pas la seule à ne pas citer les traductrices »); on blâme les contraintes journalistiques (« je n’avais que 200 mots, alors il m’a fallu faire des choix »), ou on invoque les usages de la maison (« on n’a jamais fait ça, ici, citer les traductrices »). Au sein des publications « amies » de la traduction littéraire, il arrive d’ailleurs que celle-ci soit présentée sous un jour défavorable. À titre d’exemple, le romancier et chroniqueur Louis Hamelin a intitulé « Traductions infidèles3 » son dossier du Devoir consacré en 2014 à la traduction littéraire, perpétuant, peut-être sans le vouloir, la perception erronée que la traductrice littéraire est une vilaine traîtresse.
Dans de telles circonstances, doit-on s’étonner que le public voie souvent la traductrice littéraire moins comme une créatrice que comme une bilingue payée pour mener à bien (ou à mal) un « simple » transfert linguistique? L’industrie de la musique fournit un contraste intéressant. En effet, les interprètes jouissent d’une excellente visibilité : leur nom est sur la jaquette des albums et ils font les nouvelles. Tous s’entendent pour dire que l’interprétation d’une musicienne est une forme de création : Verdi chanté par Maria Callas, c’est Verdi, mais aussi la Callas. On ne la traite pas de traîtresse : on la félicite plutôt d’avoir revisité de façon originale et inédite un air connu. Alors pourquoi a-t-on tant de mal à envisager que la traduction d’une œuvre littéraire, qui en incarne l’interprétation unique dans une langue autre que celle qui lui a donné vie, puisse aussi être une œuvre de création, fidèle de surcroît?
L’invisibilité relative de la traductrice littéraire dans les médias et au sein du grand public pourrait s’expliquer par la réserve de certaines éditrices et critiques à lui conférer un plein statut de créatrice. Cependant, elle pourrait aussi être due au fait que toutes les traductrices ne s’entendent pas sur la place qu’elles veulent se voir accorder. Les unes préfèrent rester dans l’ombre, tandis que les autres vont sous les projecteurs, se faisant volontiers porte-parole de leurs auteures. Mais qu’elle veuille être visible ou non, la traductrice littéraire gagnera toujours à faire valoir les droits que lui donne son statut légal de créatrice à part entière lors de négociations avec les maisons d’édition.
1. Voir Loi sur le droit d’auteur – L.R.C. (1985), ch. C-42 (Article 2). Web. Consultée le 10 mars 2016.
2. Pour la prose, le CAC octroie 0,18 $/mot, pour le théâtre 0,20 $ et pour la poésie, 0,25 $.
3. Voir le premier article de la série de cinq : Louis Hamelin. « La traduction n’est pas toujours une histoire d’amour ». Le Devoir, 6 septembre 2014. Web. Consulté le 11 mars 2016.
Madeleine Stratford est professeure agrégée à l’Université du Québec en Outaouais (UQO) et présidente de l’Association des traducteurs et traductrices littéraires du Canada (ATTLC). Sa traduction française de Ce qu’il faut dire a des fissures de Tatiana Oroño (L’Oreille du Loup, 2012) a remporté en 2013 le prix John-Glassco de l’ATTLC.