La censure correspond à un interdit et elle se décline sous plusieurs formes, qu’il s’agisse de la censure militaire, religieuse ou politique. Comme l’a écrit la traductologue canadienne Denise Merkle en 2010, étudier la traduction et la censure revient à « explorer les manifestations extrêmes de […] l’idéologie sur les traductions » (notre traduction). Lorsque le texte traduit est lui-même éminemment politique, comme c’est le cas des discours politiques, le censeur appartient généralement à une institution en situation de pouvoir. Ici, nous définissons le discours politique au sens large. Ce concept s’étend donc à toute communication écrite ou orale produite par un homme ou une femme du monde politique.
Dans le monde occidental, certaines périodes de l’histoire contemporaine ont été propices à la censure. C’est le cas de la Seconde Guerre mondiale. On pense notamment à la traduction en français de l’autobiographie d’Hitler, intitulée en allemand Mein Kampf. La version originale a été publiée dès 1925, mais la première traduction en français, intitulée Mon Combat, n’a été publiée que neuf ans plus tard. Cette version française n’ayant pas été autorisée par l’auteur, l’éditeur allemand poursuivit l’éditeur français, qui fut obligé de retirer le livre du marché. En 1938 parut une autre version, celle-là autorisée par Hitler, intitulée Ma Doctrine. Beaucoup plus courte que l’original, la version expurgée réhabilitait le discours d’Hitler, ajoutant même des extraits de discours plus récents, où le Führer expliquait qu’il ne toucherait pas aux frontières françaises. Les deux traducteurs de la version autorisée ont également ajouté des intertitres qui ne figuraient pas dans l’original, ceci afin d’appuyer et de justifier le message antisémite. D’un point de vue stratégique, les manipulations des traducteurs visaient à faire véhiculer les valeurs et les idées fascistes.
S’il n’existe pas, à notre connaissance, de cas extrêmes de censure dans notre pays, il faut quand même dire que ce phénomène n’a épargné ni le Québec ni le Canada. Cependant, même lorsque le gouvernement fédéral canadien a imposé la censure en 1939, cette censure n’était pas très rigide. Comme le rappelle Claude Beauregard : « Dans les faits, au Canada, durant la guerre, le contrôle de l’information n’est jamais absolu. D’une part, les traditions démocratiques assurent à la presse un rôle qu’il est difficile de remettre en question et, d’autre part [le gouvernement fédéral] ne pourra jamais contrôler les conversations entre les individus. »
On peut se demander jusqu’à quel point il y a eu censure lors de la traduction de discours politiques au Québec et au Canada. Notre champ d’expertise portant sur les discours traduits de la seconde moitié du XXe siècle, nous explorerons surtout cette période.
Le bilinguisme d’une frange de la population rend sans doute difficiles les traductions radicalement différentes de l’original. Il faut dire aussi que la presse a généralement bien joué son rôle de chien de garde de la démocratie. Par exemple, en 1976, les écarts de traduction dans un discours télévisé de Pierre Elliott Trudeau ont fait réagir Lise Bissonnette au Devoir, qui, dans un article, a disséqué le discours en le comparant à son original anglais. Des journalistes canadiens-anglais ont également mal accueilli la traduction d’un discours télévisé de Lucien Bouchard en 1995. Les grandes divergences entre l'original et la traduction de ces discours, qui portaient tous les deux sur le nationalisme québécois, peuvent-elles constituer un cas de censure en traduction? N’oublions pas que la censure est étroitement associée à la coercition, qui impose une certaine réalité à un auditoire. Or, les discours qui nous intéressent ont été prononcés dans le cadre d’une courte émission télévisée, où les représentants de chaque parti politique officiel avaient droit de parole. Disons aussi que les écarts de traduction ciblaient des réalités politico-culturelles bien précises. Ainsi, Trudeau a présenté une perspective québécoise en français et pancanadienne en anglais. Voici un extrait représentatif (nous soulignons) :
Quant à Bouchard, il a certes présenté des discours quelque peu différents dans les deux langues. Voici un exemple :
Les stratégies de traduction de Lucien Bouchard ont été très mal reçues, au point où le Globe and Mail a retraduit pour ses lecteurs des pans entiers du discours. Cependant, dans l’ensemble, l’ancien chef de l’Opposition officielle du gouvernement fédéral reprenait les mêmes idées dans les deux langues.
Plutôt que d’évoquer la stratégie de la censure, on pourrait plus justement évoquer celle de la légitimation. Une tentative, donc, de faire appel à l’argumentation, au charisme et aux principes idéologiques. Mais comme le rappellent Paul Chilton et Christina Schäffner, deux analystes de discours politiques, la frontière est mince entre la coercition et la légitimation. Et Louise Brunette, traductrice agréée et traductologue, a écrit qu’il ne fallait pas confondre la censure et la norme institutionnelle fédérale. Lutte de pouvoir, donc? Certainement. Censure? Pas tout à fait, quoique…
Références
Chantal Gagnon est professeure adjointe au Département de linguistique et de traduction de l’Université de Montréal.