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Stress ou motivation? Voilà la question!

La traduction est à la fois une science et un art. Elle nous amène à exercer notre capacité d'analyse et notre créativité. Ces vingt dernières années, l’informatique a fait des progrès remarquables, les applications se multipliant. Mais un malaise assombrit le tableau. Alourdi par des outils souvent trop astreignants, le traducteur se rebiffe.

Par Sylvie Lemieux

Il faut l’avouer, nous assistons à la déshumanisation de notre profession. Comment ne pas avoir l'impression croissante que la traduction se résume à un travail mécanisé, automatisé, et désormais assisté, sans plus, par l'être humain? Nous devons nous plier aux exigences des multiples applications que nous imposent nos employeurs et nos clients (mémoires de traduction, comme SDLX, Logiterm, MemoQ). Autour gravitent les logiciels de gestion des projets (Transflow, Flow), qui nous promettent une répartition des mandats et un suivi rationalisés, le tout assorti de rapports et de statistiques destinés à guider la régie et le contrôle des travaux. D’où un alourdissement de notre outillage, une fragmentation de la tâche.  

Le traducteur parcourt un dédale de menus et de sous-menus qui lui débitent par fragments les éléments de sens à traiter, tandis qu’il évolue encadré de près par tous ces systèmes experts. On se demande comment il pourra développer son talent de rédacteur ainsi que l’esprit de synthèse, qui sont les clés de la maîtrise professionnelle, et se porter garant de la qualité d’ensemble de textes qu’il ne parcourt que d’une bribe à l’autre.

Le stress et la détresse

Sans doute utiles, ces outils sont voraces en ressources et en temps. Que dire des coûts d’acquisition, des frais de formation pour se tenir à jour que le traducteur autonome doit assumer pour répondre aux besoins de ses divers clients qui lui imposent le recours à leurs systèmes propres. Jugés commodes, car ils permettent d’accélérer la recherche quand les délais sont serrés, que les textes se bousculent, ils se révèlent paradoxalement chronophages, car il faut d’abord les acquérir, les installer, se former à leur utilisation, puis les bichonner, les alimenter, les tenir à jour. Concrètement, on passe un temps fou à faire des fiches (logiciels de terminologie) et à verser ses textes dans les concordanciers (mémoires de traduction). Où se situe le traducteur, l'être humain, dans cette démarche?

Je crois que le moment est venu de redonner vie à notre profession, de remettre l'informatique à sa place, de délaisser la traduction mécanisée, automatisée, robotisée, pour revenir à une pratique plus naturelle, plus respectueuse de l’intelligence humaine.

Place à l’humain

En traduction, il faut faire place de nouveau à l’humain. Pourquoi? Parce que la déshumanisation a son prix : l'épuisement professionnel, qui avec le temps peut entraîner la dépression, voire accroître les risques d'ACV. L’épuisement s’installe pernicieusement. C’est le stress des dernières corrections, les poignets endoloris par les longues heures au clavier, les yeux irrités et rougis, le regard hypnotisé par l'écran de l’ordi, le mal de dos et les douleurs chroniques aux jambes. L’ankylose causée par les nombreuses heures d'immobilité devant l'écran. Et n'oublions pas les repas pris à la sauvette ou tout simplement escamotés. Enfin la fatigue mentale : l'adrénaline qui nous soutient dans notre travail sous pression, troquée pour l’épuisement une fois le texte livré.

À cette usure pour ainsi dire naturelle, s’ajoute désormais celle due à la multitude des applications qui freinent notre élan créateur en raison de nouvelles contraintes qui ne tiennent pas à l’essentiel de nos compétences. Bravo pour SDLX, Logiterm et compagnie. Applications qui nous évitent d’avoir à réinventer la roue (car pourquoi retraduire ce qui l’est déjà). Mais dans la réalité, ne multiplient-elles pas les frictions cognitives?

Depuis quelque temps, cette situation est exacerbée par le gouvernement fédéral qui, sabrant les dépenses, veut faire traduire au moindre coût. Les traducteurs se voient obligés de travailler avec différentes mémoires de traduction d’un ministère à l’autre, chacune ayant sa courbe d’apprentissage et leur réservant même des « bogues ». Plus amer : ils sont contraints d’accepter des formules de rémunération variable, le taux de redondance des textes entraînant une baisse des prix, sous la forme des fameux tarifs dégressifs. Contexte professionnel défavorable, où le client est roi et l’absence de norme nous contraint à nous plier à mille nécessités.

Même face à la loi d’airain du marché, il faudrait tout de même veiller à sauvegarder la qualité de vie de praticiens, de praticiennes qui ne devraient pas être acculés à gagner leur vie en la risquant.

Sondage sur le mieux-être des traducteurs

Mais qui est le traducteur? C’est avant tout un être humain avec des besoins, comme n’importe quel autre. Des besoins fondamentaux, auxquels il doit répondre : des besoins physiologiques (respirer, boire, dormir, manger, bouger), un besoin d’appartenance, un besoin de pouvoir, un besoin de plaisir, un besoin de liberté. Comme tout être humain, le traducteur a des valeurs bien à lui, grâce auxquelles il répond à ses besoins : la santé tant physique que mentale, par exemple, la paix, la justice sociale, la performance. Si ses valeurs entrent constamment en conflit avec celles du milieu professionnel où il évolue, c’est l’épuisement qui le guette. Les recherches l’ont prouvé. En 2011, pour mieux comprendre l’interaction entre les besoins du traducteur et la réalité dans laquelle il évolue, j’ai réalisé en collaboration avec Liliane Hamel, Ph.D, un sondage sur le mieux-être des traducteurs. Cent deux collègues y ont pris part. Voir le questionnaire dans l’encadré.

Nota : Les résultats sont affichés sur le site de Tradinter.

FACTEURS ÉMOTIONNELS

  1. Pour vous, quel est le principal facteur de stress au travail?
  2. Quelles sont vos sources de compensation en période de stress au travail?
  3. Quelles sont les principales manifestations du stress dans votre vie?
  4. Dans quelle mesure votre travail vous nuit-il par rapport aux éléments suivants : amitiés, vie amoureuse, enfants ou autres personnes à charge, loisirs?
  5. Comment qualifieriez-vous votre réseau professionnel?
  6. Comment vous y prenez-vous pour vous tenir à jour?
  7. Quelles sont les principales sources de valorisation de votre travail?

OUTILS INFORMATIQUES

  1. Quels outils terminologiques utilisez-vous?
  2. Qu’est-ce qui vous motive à les utiliser?
  3. Quel est le degré de convivialité de ces outils?
  4. Dans quelle mesure les outils terminologiques que vous utilisez vous aident-ils à traduire plus rapidement et plus efficacement?
  5. Quelles mémoires de traduction utilisez-vous?
  6. Qu’est-ce qui vous motive à les utiliser?
  7. Quel est le degré de convivialité de ces outils?
  8. Dans quelle mesure les mémoires de traduction que vous utilisez vous aident-elles à traduire plus rapidement et plus efficacement?

Améliorer les conditions de travail

L’objectif de ce sondage était d’évaluer les conditions de travail de mes collègues et leurs effets sur leur bien-être afin de mettre sur pied une approche synergique de la traduction.

Première constatation : pour établir une démarche de travail respectueuse de nos besoins et de nos valeurs, bref une démarche respectueuse de l’être humain, il faut réduire les malaises physiques d’abord en répondant à nos besoins physiologiques en fonction de leur importance. Par exemple, les recherches ont établi que notre société s’avachit dans la sédentarité. Il faut donc varier la posture au travail, voire travailler debout.

Réduire la fatigue mentale

Pour réduire la fatigue mentale, il faut comprendre le fonctionnement du cerveau humain, qui présente trois dimensions : le cerveau reptilien, le cerveau limbique et le néocortex. C’est le néocortex que nous utilisons pour notre travail. Or, le cerveau reptilien prend trop souvent le dessus sur notre système limbique et notre néocortex.

Les résultats que j’ai obtenus dans le cadre de mon doctorat1 et mes années de pratique (dictée) par la suite m’ont permis d’étudier et de confirmer la dynamique du néocortex qui préside au travail de traduction. Comment maximiser le processus? Je résume très schématiquement : lorsqu’il aborde un mandat, le traducteur a intérêt à se servir de son hémisphère gauche (traduction mot à mot) dans un premier temps, donc à utiliser les dictionnaires terminologiques informatisés, comme le GDT et Termium. Ensuite, il doit procéder à une traduction globale avec l’hémisphère droit s’appuyant sur son talent de rédacteur et son sens de l’organisation pour accélérer; il peut alors se servir de Scrivener ou de CMapTools. Pour empêcher le cerveau reptilien de prendre le pas sur le néocortex pendant le travail, il est souhaitable d’exécuter un exercice de respiration consciente mis au point par David Servan-Schreiber, la cohérence cardiaque, garante d’un bon équilibre mental.  

En améliorant ainsi non seulement ses conditions de travail, mais bien la substance même de l’esprit humain grâce auquel il assume les mandats pris en charge, le traducteur verra son stress diminuer et sa motivation se renforcer. Il serait souhaitable que nos écoles de gestion et de traduction attribuent à l’esprit humain la même importance et le même intérêt qu’aux machines auxquelles on accorde tant de temps et de ressources.

1. Lemieux, Sylvie (1995), Préférence hémisphérique et traitement de l’information chez l’interprète, thèse de doctorat, Université Laval.

Titulaire d'un baccalauréat en traduction (1980) et d'une maîtrise en traduction et terminologie (1984) de l'Université Laval, Sylvie Lemieux entreprend le long et périlleux parcours du doctorat à la même université en 1985. Elle effectue une recherche sur le fonctionnement du cerveau pendant le travail de l'interprète, tout en enseignant et en faisant de la traduction.

Photo---Sylvie-Lemieux


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