Saint-Martin, Lori. Un bien nécessaire, Boréal, 304 pages, mars 2022,
Un bien nécessaire est paru en mars 2022, et son autrice, Lori Saint-Martin, est disparue quelques mois plus tard, en octobre. C’est peu dire que sa mort prématurée a ébranlé le monde de la traduction. A posteriori, on ne peut s’empêcher de trouver à Un bien nécessaire un air de testament professionnel dans lequel l’autrice révèle sa passion profonde pour la traduction tous azimuts. Polyglotte, féministe, traductrice, professeure de littérature, critique, écrivaine et interprète de conférence, Lori Saint-Martin a enraciné son livre dans sa vaste expérience pratique et nous présente un point de vue à la fois très personnel et très détaillé sur la traduction littéraire.
Dans le prélude, après avoir raconté son « entrée en traduction » comme d’autres entrent en religion, l’autrice annonce ses deux objectifs : elle souhaite d’une part, dénoncer les nombreuses faussetés qui circulent au sujet de la traduction littéraire et, d’autre part, en faire ressortir la beauté. Le livre commence donc par un éloge de la traduction littéraire, qui ouvre des fenêtres sur le monde pour nous faire prendre une bouffée d’air frais. Pour tenter d’expliquer la complexité du processus traductionnel, l’autrice n’épargne pas les métaphores, et toute la première partie en est émaillée : « Traduire, c’est opérer des milliers de choix… Traduire, c’est se jeter à l’eau… Traduire, c’est suivre le chemin ouvert par l’œuvre… Traduire, c’est aussi se perdre dans les spirales infinies du langage… Traduire, c’est côtoyer l’abîme… Traduire, c’est faire en sorte que le texte résonne… Traduire, c’est trouver la voix, le ton… Traduire, c’est reconstituer, recréer… Traduire, c’est écouter avec les yeux, voir avec les oreilles… Traduire, c’est lire, lire de près… Traduire, c’est faire entendre un bruissement… Traduire, c’est un contact proche, empathique… Traduire, c’est vivre sur la corde raide…» La lectrice qui chercherait à extraire de ces pages un manuel du « comment traduire » en sortirait bien insatisfaite, car les descriptions sont pour le moins impressionnistes et nous invitent avant tout à ressentir la traduction.
Intitulée « Pour en finir avec le soupçon », la deuxième partie du livre expose et déboulonne « la vision répandue de la traduction comme perte, trahison, déformation ». C’est un réel plaidoyer en faveur des traductrices. Après avoir traduit (ou co-traduit) plus d’une centaine de livres, Lori Saint-Martin connaissait bien le processus de traduction et tout ce qu’il implique – tant les difficultés inhérentes à l’acte traductionnel que toutes les obligations imposées par le monde de l’édition dont le but avoué est de vendre les livres. Elle se porte à la défense de toutes les traductrices, qui travaillent dans des conditions parfois suboptimales tout en devant respecter de multiples contraintes et sur qui on fait porter toutes sortes de soupçons, allant jusqu’à leur reprocher les faiblesses de l’original. Pourtant, comme le souligne l’autrice, la qualité d’une traduction dépend d’une myriade de facteurs et est très difficile à juger. Les critiques disent parfois d’un texte traduit qu’il se lit bien, qu’il « coule bien », en croyant faire un grand compliment à une traduction, or la réalité est beaucoup plus complexe, puisque sans avoir lu le texte de départ, comment savoir si le texte devrait réellement « couler »? Et c’est là que réside tout l’art de la traduction littéraire.
La troisième partie du livre nous amène vers l’aspect créatif de la traduction littéraire. C’est la partie la plus originale et rafraîchissante du livre, dans laquelle Lori Saint-Martin s’enthousiasme pour des œuvres et leur(s) traduction(s) et nous fait partager sa passion. Elle donne des exemples concrets de traductions et de difficultés qu’elle a dû surmonter ou contourner, et aborde les défis de la traduction destinée au marché européen, les préjugés à surmonter et certaines difficultés techniques auxquelles les traductrices se heurtent. Pour finir, dans la coda, l’autrice conclut par un tour d’horizon de la situation actuelle de la traduction littéraire.
Ouvrage captivant, Un bien nécessaire, aborde la traduction sous tous ses angles et est à la fois métaphorique et technique, distrayant et informatif. Les traductrices y verront l’occasion de pousser un peu la réflexion sur leur pratique, et la lectrice que chacune porte en elle fera sans doute preuve d’un peu plus de gratitude envers le patient travail de ses consœurs – elles acceptent humblement leur rôle effacé, mais elles méritent bien la reconnaissance de leur lectorat.
* Dans son livre, Lori Saint-Martin, « sachant que la majorité des traducteurs littéraires sont en fait des traductrices, [a] opté pour un féminin pluriel » qui englobe en général le masculin. Le présent article adopte aussi cette règle.