Depuis le milieu du XIXe siècle, Ottawa est le centre névralgique de la traduction au Canada. Quelle évolution cette dernière a-t-elle connue et qui en ont été les acteurs? Jean Delisle et Alain Otis font revivre cette période héroïque et mouvementée à travers l’activité de ses principaux praticiens et praticiennes sur fond de l’histoire politique canadienne. Un regard averti, une recherche fouillée, une riche iconographie : les lecteurs seront conquis.
Delisle, Jean et Alain Otis (2016). Les douaniers des langues. Grandeur et misère de la traduction à Ottawa, 1867-1967, Québec : Les Presses de l’Université Laval, i-xi, 491 pages.
Dans la foulée du rapport Durham, qui recommandait l’assimilation des Canadiens-français du Bas-Canada, l’Acte d’Union de 1840 « consacre l’anglais comme seule langue officielle de la législation et des documents publics de la Législature du Canada-Uni ». La traduction des lois en français n’est pas interdite, mais seule la version anglaise fait foi, la version française n’ayant aucune valeur juridique. Pourtant, dès 1841, les deux chambres du Parlement prennent des dispositions afin de fournir la traduction de leurs documents… pourvu que deux membres de l’Assemblée législative du Canada en fassent la demande. Concession nettement insuffisante pour les francophones, dont la langue n’a pas le même statut que l’anglais, tant s’en faut. Commence alors la laborieuse organisation de la traduction dans les institutions fédérales avec son lot de grandeurs et de misères.
Les misères vont, entre autres, de la mauvaise répartition du travail de traduction, d’un certain laxisme dans la gestion du temps des traducteurs et de l’exécution à toute vapeur de la traduction pour respecter des délais peu réalistes, à l’opposition entêtée de certains députés (même francophones du Québec) à toute amélioration de la qualité de la langue des lois, à la menace que fait planer la centralisation des services de traduction et aux préjugés anticatholiques et antifrançais entretenus par une certaine presse et de nombreux députés anglophones.
Les grandeurs s’expriment notamment grâce à la gestion éclairée de certains surintendants du Bureau de la traduction depuis sa création en 1934, à l’amélioration de la qualité attribuable à la grande compétence des traducteurs, à la reconnaissance de la traduction et de l’interprétation simultanée comme ciments de l’unité nationale ainsi qu’aux efforts déployés pour la mise sur pied d’une structure d’enseignement de la traduction visant à faire passer celle-ci d’occupation complémentaire à une profession proprement dite.
À ses débuts dans la capitale fédérale, la traduction compte un fort contingent de journalistes, certains s’exilant à Ottawa pour échapper à la censure cléricale de l’époque. Les avocats sont aussi nombreux à se livrer à la pratique de la traduction, en compagnie d’autres professionnels (médecins, agronomes, musiciens, professeurs, ingénieurs). Ces gens sont lettrés et généralement très cultivés. Il n’est donc pas surprenant de compter parmi eux de fortes têtes dont l’attitude ou les opinions ont des répercussions jusqu’au Parlement. Par ailleurs, les traducteurs participent à la vie culturelle d’Ottawa en créant plusieurs associations ayant comme dénominateurs communs la défense et le rayonnement de la langue française. Ces associations ont été très efficaces à cet égard.
Les traductrices sont peu nombreuses, mais elles commencent à faire leur place parmi leurs collègues masculins. Il convient de mentionner Malvina Tremblay (1862-1953), qui conjugue une carrière de traductrice au ministère de l’Intérieur avec celle de syndicaliste militant pour la reconnaissance des droits des femmes, Évelyne Bolduc (1888-1939), première traductrice aux Débats de la Chambre, qui a étudié à l’université Cornell en sciences économiques et qui brillait dans les cercles artistiques et littéraires de la capitale, et Irène de Buisseret (1918-1971), brillante professeure de langue et de littérature, devenue chef du service de traduction à la Cour suprême du Canada.
En refermant l’ouvrage de Jean Delisle et d’Alain Otis, force est de constater que l’évolution de la traduction à Ottawa a connu de multiples péripéties peuplées d’acteurs parfois douteux, souvent remarquables. Les auteurs en profitent pour montrer comment des accointances privilégiées avec le pouvoir favorisaient ou défaisaient des carrières. On se surprend aussi de la vigueur avec laquelle les traducteurs de l’époque faisaient valoir leur point de vue; le mythe du traducteur gratte-papier solitaire en prend pour son rhume. Enfin, on ne peut qu’avoir une pensée particulière pour tous les traducteurs et toutes les traductrices qui ont ouvert la voie à la professionnalisation de leur pratique. En somme, lire Les douaniers des langues pour savoir d’où l’on vient et savoir où l’on va.
André Senécal a travaillé pendant 33 ans au Bureau de la traduction du gouvernement fédéral comme traducteur, réviseur, chef de service, formateur et traducteur expert en mécanique aviation. Maintenant à la retraite, il termine une maîtrise en études langagières à l’Université du Québec en Outaouais.