C’est fait. Circuit a pris le virage technologique.
Comme nous le disions dans notre numéro précédent, pour des raisons pratiques, économiques et écologiques, nous avons décidé de faire de notre Circuit un magazine électronique. Et nous avons choisi pour cela une date anniversaire symbole à la fois de dynamisme et de maturité, notre trentenaire.
Étant donné l’événement, nous n’avons pas pu nous réduire à un simple numéro ordinaire. Il nous fallait marquer ce double coup avant d’entamer véritablement le XXIe siècle. C’est pourquoi c’est un numéro double que nous vous proposons cette fois-ci. Double en volume, double en information et, surtout, double en émotion. Double en volume, car nous avons choisi de remonter dans le temps et de retracer l’évolution de notre profession à travers les dossiers de Circuit, et que pour cela il fallait de la place. Double en information, car les extraits que nous avons choisis pour nos lecteurs en disent très long sur nos défis et nos actions. Double en émotion, car ils montrent aussi comment notre profession a su, chaque fois, s’adapter et s’en sortir, comment les visions de certains auteurs étaient justes et, surtout, combien, chaque fois, tout est à remettre sur le métier. Émotion pour les moins jeunes qui y retrouveront avec le sourire un air connu ou un ancien collègue. Émotion – nous l’espérons – pour les plus jeunes qui découvriront là tout le chemin parcouru.
Cependant, virtuel ou non, Circuit reste Circuit. Et nos lecteurs assidus y retrouveront toutes nos chroniques habituelles, à la différence près que Des revues et Des livres sont désormais regroupées sous une seule et même rubrique baptisée Des lectures. Autre léger changement, le Pour commencer que vous êtes en train de lire s’appelle désormais Édito, pour la simple raison qu’il était difficile de commencer à la droite de notre page. Eh oui, le virtuel a ses contraintes.
Que les amoureux du papier ne soient pas chagrinés, cependant, car tous nos articles sont offerts en version imprimable. Certes le format sera différent, mais le contenu restera fidèle. Quant aux habitués des formats électroniques, ils auront le bonheur de pouvoir emporter leur magazine là où ils emporteront leur ordinateur, tablette électronique ou téléphone intelligent, puisque Circuit est désormais un site Web. Vous allez me demander à quand la version compatible pour tablette électronique? Pas si vite les amis, une révolution à la fois!
Nous espérons que ce numéro double vous plaira comme il nous a plu de le concocter pour vous. Circuit reviendra à son calendrier ordinaire dès l’hiver 2014.
Bonne lecture!
CÓRDOBA SERRANO, María Sierra, Le Québec traduit en Espagne, Analyse sociologique de l’exportation d’une culture périphérique, Presses de l’Université d’Ottawa, 380 p.
« Les petites nations ne connaissent pas la sensation heureuse d’être là depuis toujours et à jamais ; elles sont toutes passées, à tel ou tel moment de leur histoire, par l’antichambre de la mort ; toujours confrontées à l’arrogante ignorance des grands, elles voient leur existence perpétuellement menacée ou mise en question ; car leur existence est question. » (Testaments trahis, Milan Kundera)
« La représentation que se fait un peuple de lui-même se construit par des renvois de l’image qu’il projette sur les autres peuples. » (Jean-Roch Côté)
Incontournables citations dans l’ouvrage de Serrano Córdoba. « […] la question était de savoir comment une “petite nation” peut subsister dans l’espace culturel mondialisé [et] par quels mécanismes une culture périphérique peut-elle être exportée et se faire un créneau dans un marché culturel surchargé et quel est le rôle de la traduction dans cette entreprise. »
Parmi le corpus littéraire québécois, Serrano Córdoba choisit quatre catégories, soit la littérature exprimant la québécitude proprement dite, la voix des femmes, la littérature migrante et la littérature jeunesse. Elle va se pencher sur des œuvres traduites en castillan et en catalan entre 1975 et 2004. Elle fait sienne l’idée du professeur Walter Moser, de l’Université d’Ottawa, selon laquelle toute traduction est d’abord « un transport de matériaux culturels d’une culture à l’autre » et que, pendant le transport, le matériau se verra inévitablement altéré. Dès le premier chapitre, nous sommes devant un texte « savant », où Serrano Córdoba pose les assises de sa recherche. Très vite, cependant, on est pris au jeu par son écriture fluide, concise et extrêmement claire.
Très bien documenté, ce texte écrit par quelqu’un qui connaît l’histoire récente du Canada/Québec et de l’Espagne/Catalogne finit par dessiner dans ses allers et retours une cartographie de leur culture, de leurs rapports, de leurs conflits. L’auteure suit avec acharnement et passion la piste de chacun des agents, puis en tire ses propres conclusions. Son plus grand mérite est probablement la finesse dont elle fait preuve. En effet, son analyse perspicace de chaque prise de position pousse à réfléchir sur les coulisses de la traduction littéraire. Car ici comme ailleurs, rien n’est en effet innocent, rien n’est gratuit.
Dans notre monde globalisé, les pouvoirs publics se sont aperçus de l’importance du « branding ». Ainsi, « la diplomatie douce » canadienne s’est appliquée à émettre l’image d’un pays démocratique, ouvert, novateur et pluriel. C’est ainsi que « la traduction de produits culturels canadiens constitue un outil important au service de la diplomatie publique canadienne : visibilité accrue du Canada/Québec en tant qu’objets de commerce » (Patrimoine Canada). C’est que les industries culturelles rapportent de succulents gains… Tel est le point de départ des subventions données à la traduction par le gouvernement fédéral.
Le pouvoir public intervient d’abord (Affaires culturelles, Patrimoine Canada, corps diplomatiques à l’étranger, octrois de résidences, de bourses, de subventions). Vient ensuite la sélection, et là, Serrano Córdoba s’attache à dénouer les conflits d’intérêt : quels critères guident tel choix de l’éditeur, intérêt pécuniaire, littéraire, question d’image ? Puis la production, c’est-à-dire la traduction comme telle. Le traducteur, puisque traduire c’est d’abord récrire, se devra d’intervenir : c’est un créateur, mais qui agit, consciemment ou non, avec tout son bagage culturel, son idéologie. Souvent traduire s’apparente au funambulisme, un tri-équilibre difficile entre la fidélité au texte de départ, le respect de la norme et la mise en contexte visant le lecteur. Y a-t-il suffisamment de jeu pour que puisse s’y glisser la subjectivité du traducteur ? Puis survient la classification avec les problèmes qu’elle comporte dans le transfert d’une culture à l’autre.
Enfin, l’auteure met sous la loupe la réception. Dans un monde hypermédiatisé, si le Québec d’avant la Révolution tranquille ressemblait à la Catalogne sous Franco, il aura fallu que s’écoulent plusieurs années pour que la Catalogne soit prête à écouter de nouvelles voix. Car l’accueil est aussi une question de momentum – on n’entend que ce qu’on est prêt à entendre. C’est ce en quoi le livre se lit comme un roman. Mais, en 2013, il reste à savoir ce qui restera de cette ouverture à l’Autre qu’est la traduction littéraire. Qu’adviendra-t-il des voix minoritaires dans un monde tendant à l’uniformisation ? Comment subsisteront les cultures non étatiques après ce grand raz-de-marée qu’est la crise économique mondiale ? Mais c’est là une tout autre question…
Élisabeth Wörle Vidal est traductrice indépendante.
Le castillan n’était au départ qu’une des langues parlées dans la péninsule ibérique, qui s’est répandue pour devenir la langue d’un empire, dont la dissolution a donné lieu à la fondation de plus de vingt pays qui ont comme point commun la langue espagnole.
NADEAU, Jean-Benoît et Julie BARLOW, The Story of Spanish, St. Martin’s Press, New York, 2013, 380 p.
L’ouvrage nous raconte cette histoire, en nous faisant voyager de guerre en guerre, du roi éclairé au despote, de l’hégémonie linguistique à la diffusion d’un argot, de la poésie à la lexicographie, de la colonisation à la révolution, de l’apparition d’une langue vernaculaire, « an obscure version of popular latin », à sa créolisation, le spanglish, en passant par la création de vingt académies.
Il s’agit d’un livre de vulgarisation qui a toutes les qualités que ce genre d’ouvrage peut avoir. Il s’appuie sur des recherches très fouillées (la bibliographie fait une dizaine de pages), mais il est écrit comme un roman d’aventures et il nous offre un survol de l’histoire de l’Occident. Au galop, certes, mais c’est justement ce qui fait son charme. On y apprend en quoi Alphonse X le Savant a changé le destin de l’espagnol, ou, mejor dicho, du castillan ; quelles conséquences le franquisme a eues sur les langues parlées en Espagne ; comment la quête d’une identité latino-américaine a donné lieu au « réalisme magique » et quels auteurs ce style littéraire a influencés ; quel est le lien entre littérature sud-américaine et entropie ; ce qu’est la « rétro-acculturation » ; quelle évolution on peut prévoir pour le spanglish ; comment une langue commune a permis à Telefónica de devenir le troisième fournisseur mondial de services de télécommunications ; en quoi l’Espagne et la Pologne diffèrent, etc.
En étudiant l’histoire de la perspective de la langue, il nous fait parcourir plus de deux millénaires sans nous étourdir. Il permet de saisir l’ampleur des grands mouvements (pensons aux sept siècles de présence arabe, et plus encore de présence juive, dans la péninsule et à la colonisation de l’Amérique) et de comprendre des phénomènes singuliers, comme celui-ci, tiens : pourquoi l’espagnol est une des langues dont la prononciation et l’orthographe sont le plus rapprochées, au grand bonheur des tous ceux qui ont voulu l’apprendre.
Les auteurs, le Québécois Jean-Benoît Nadeau et l’Ontarienne Julie Barlow, qui forment un couple dans la vie, ont également écrit Pas si fou, ces français et The Story of French. Journalistes chevronnés, ils savent présenter les choses aussi bien avec exactitude qu’avec brio.
Je ne mentionnerai que quelques-uns des phénomènes fascinants ici mis en lumière. D’abord pour signaler que le chaos vécu par l’Amérique du Sud à partir des années 1960 a donné lieu à un immense brassage, « massive movements of refugees, fueling the age-old tradition of exiled literary figures in the Spanish-speaking world ». Les imposantes figures littéraires que sont Mario Vargas Llosa et Gabriel García Márquez doivent beaucoup à ce brassage – ainsi qu’à une agente littéraire catalane plus grande que nature, Carmen Balcells.
Le chapitre intitulé « I Say Spanglish, You Say Spanish » est d’un intérêt tout particulier pour nous qui vivons au Québec ; en effet, il aborde correctement et sans jugement de valeur l’aspect sociolinguistique du contact entre hispanophones et anglophones, qui se manifeste par une fascinante alternance de code linguistique. Comme Jean-Benoît Nadeau est francophone, il fait bien sûr le lien entre spanglish et régiolecte québécois (des anglophones dans ce cas) :
(…) even the best educated Hispanics in Miami or Los Angeles have said, at least once in their lives, tengo un appointment (…) or vamos a lonchear (…). This kind of fusion is natural. It happens among English speakers of all educational levels in the majority French-speaking province of Quebec, who regularly say, “I’m going to the dépanneur” (…).
Devinez ce que veulent dire cuora ou cora, ou encore janguear, deux exemples d’« ingéniosité linguistique » en spanglish. Comme le disent les auteurs, « there’s no clear line between what is Spanglish and what are anglicisms. Nor is there any consensus that either is bad ». On voit qu’ils ont fait leurs devoirs et consulté des linguistes !
L’espagnol étatsunien a sa propre académie, la Academia Norteamericana de la Lengua Española, que le gouvernement a reconnue en 2009 comme une autorité pour la traduction notamment de termes techniques ainsi que pour la grammaire et le style. L’ANLE propose d’utiliser departamento au lieu de ministerio par exemple, parce que les hispanohablantes les connaissent et les utilisent et pour éviter la confusion (par exemple entre billion et billón). Mais comme les hispano-américains voyagent beaucoup entre leur pays d’adoption et leur pays d’origine, l’académie a aussi publié un opuscule intitulé Hablando bien se entiende la gente, qui prescrit le bon usage. (Pour « demande d’emploi », elle recommande solicitud plutôt qu’applicación – ça vous dit quelque chose ?)
Comme bien d’autres, le chapitre « The Department of Urgent Spanish » mérite à lui seul la lecture de l’ouvrage – et pas seulement pour les traducteurs vers l’espagnol. La question principale : que fait-on si on doit rédiger un texte s’adressant aux habitants de vingt pays, chacun avec sa culture, son régiolecte, son système d’éducation... Ici encore, il s’agit d’une aventure qui vous étonnera jusqu’à la fin.
Je me suis étendue plus longuement sur ces aspects qui touchent particulièrement la gent langagière, mais cet ouvrage offre à boire et à manger à tous. De plus, il se lit comme un roman où chaque chapitre se termine par une manière de cliffhanger, revu et corrigé par un journaliste qui a dûment fait ses classes.
Bref, un ouvrage qui saute d’un continent à l’autre, d’un siècle à l’autre et d’un sujet à l’autre sans jamais nous perdre en chemin.
Ah oui, petits curieux ! Cuora vient de quarter et janguear, de hang out.
Johanne Dufour, qui a participé à la fondation de Circuit, a pratiqué la traduction et la rédaction pendant 30 ans et a récemment suivi des cours de linguistique. Elle a vécu au Mexique et en Espagne. Aujourd’hui, elle est hospitalière dans un refuge pour pèlerins vers Compostelle, elle fait partie de l’ensemble vocal Au chœur des refrains et elle apprend l’italien.
KELLY, Nataly and Jost ZETZSCHE, Found in Translation: How Language Shapes Our Lives and Transforms the World, New York: Perigee/Penguin, 2012, 270 p., ISBN 978-0-399-53797-4
Authors Nataly Kelly, a certified court interpreter (Spanish and English), and Jost Zetzsche, a working translator (German and English), are based in the U.S. Their fascinating book compiles a host of examples of how translation shapes our lives and transforms the world on a daily basis.
As a result of the expanding Latino population, there is a growing need for Spanish interpretation and translation services in the United States. Nataly Kelly works shifts as an interpreter on the phone, receiving calls from emergency dispatchers. In one hair-raising story, she describes a distress call transferred to her by an emergency dispatcher. “Find out what’s wrong,” he barked at her in the middle of the night. Nataly could barely make out the caller’s chilling words, “Me va a matar.” Nataly promptly translated this as “He’s going to kill me,” which resulted in police officers being dispatched to the scene.
In a hospital setting, it can be risky not to use the services of professional interpreters because misunderstanding may lead to misdiagnosis. An amount of $71 million was awarded to a Latino patient in a malpractice suit after he was misdiagnosed by a doctor who misunderstood information provided by the patient’s family. They said he was intoxicado, which meant that he had food poisoning, but the doctor believed that he was intoxicated and gave him the wrong treatment.
Translation played an important role in assisting international cooperation for the disaster in Haiti, where the main language is Creole. A huge international team crowdsourced the translation of messages after the devastating earthquake in 2010. The translation project developed by linguist Rob Munro at Stanford University was named Mission 4636 after the free phone number used by volunteers from 49 countries. In the first six weeks, more than 40,000 text messages were received and translated. To read more about this subject, visit: www.mission4636.org/history/.
Translation and interpretation can also help prevent accidents. Responsible companies should translate safety procedures. An example given is McDonald’s, which translates procedures in every country in which it operates into the local language to ensure employee safety. In fact, costs to the entire healthcare system are higher when the services of translators and interpreters are not used.
Once when Jost Zetzsche was working as a tour guide in China, a German tourist picked up some balm for her skin condition. It worked, so she asked Jost to buy 10 more tubes for her on his next trip to China. After reading the Chinese label, he realized that the “miracle cure” was hydrocortisone, but he didn’t have the heart to tell his client.
Clairol’s Mist Stick curling iron didn’t sell well in German-speaking countries. Why? “Mist” means “manure” in German. Nestlé’s is so popular in Latin America that some Latinos think it is a local company. The founder changed his German name Nestle, which means nest, to Nestlé to make it more French-sounding when he opened the Swiss-based company. Nestlé adapts its approach to the linguistic reality of the U.S. Hispanic market with a bilingual and bicultural website. “The best nest” refers to the corporate logo used around the world of three birds in a nest, which never changes. Americans drink coffee for a kickstart in the morning, whereas Latinos drink coffee as a social activity and prefer milder blends, so Nestlé introduced its Suave (smooth) brand to cater to the Hispanic market.
The authors state that brand names may be adapted, but they rarely change, even when crossing borders. It is noteworthy that more and more businesses in the United States feature signs and product information in both English and Spanish, despite no official bilingualism.
In conclusion, the authors cover an array of topics ranging from how to translate Dr. Seuss’s Green Eggs and Ham to copyright issues so complex that they seem to “warrant the skills of Hercule Poirot”. They also dispel a few myths along the way.
According to linguist and author David Crystal, it is telling that “underappreciated” came up in a survey of professional attitudes about translation. Found in Translation sets out to rectify the lack of appreciation of translators and interpreters, saying “Because of you, the world communicates.”